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Simenon, Georges - La guinguette à deux sous

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Et il avait peine à garder son sérieux, tant était grand le contraste entre le James qu’il connaissait et celui qu’il avait devant lui. Celui-ci avait l’air d’un écolier timide qu’on prend en faute.

Chez lui, dans le studio où sa femme crochetait, James gardait une certaine allure, renfrogné dans son isolement.

Ici, il était prêt à bafouiller.

— Bah ! Vous avez déjà compris, n’est-ce pas ?… J’ai été l’amant de Mado, moi aussi…

— Heureusement que ça n’a pas duré ! ricana-t-elle.

Et il fut troublé par cette riposte. Son regard chercha un secours en Maigret.

— C’est tout… Il y a assez longtemps… Ma femme ne se doute de rien.

— Avec ça qu’elle te dit tout ce qu’elle pense !

— … Comme je la connais, ce seraient des reproches pendant toute notre vie… Alors je suis venu demander à Mado, au cas où elle serait questionnée, de ne pas dire…

— Et elle a promis ?

— À condition que je lui donne l’adresse actuelle de Basso… Concevez-vous ça ?… Il est avec sa femme, son gosse… Sans doute a-t-il déjà franchi la frontière…

Le ton de cette dernière phrase fut moins ferme, prouvant que James mentait consciencieusement.

Maigret s’était assis dans un petit fauteuil qui craquait sous lui.

— Vous êtes restés amants longtemps ? questionna-t-il d’un air bonhomme.

— Trop ! lança Mme Feinstein.

— Pas longtemps… Quelques mois… soupira James.

— Et vous vous rencontriez dans un meublé comme celui de l’avenue Niel ?

— Non ! James avait loué une garçonnière du côté de Passy !

— Vous alliez déjà chaque dimanche à Morsang ?

— Oui…

— Et Basso aussi ?

— Oui… La bande est la même depuis sept ou huit ans, à quelques exceptions près…

— Et Basso savait que vous étiez amants ?

— Oui… Il n’était pas encore amoureux… Cela lui a pris il y a seulement un an…

Maigret, malgré lui, avait un air de jubilation intense. Il regardait le petit appartement autour de lui, avec tous ses bibelots inutiles et plus ou moins affreux. Il se souvenait du studio de James, plus prétentieux, plus moderne avec ses cloisons de contreplaqué paraissant faites pour des poupées.

Morsang enfin, le Vieux-Garçon, les canoës, les petits bateaux à voiles et les tournées générales, sur la terrasse ombragée, dans un décor d’une douceur irréelle.

Depuis sept ou huit ans, tous les dimanches, les mêmes gens prenaient l’apéritif à la même heure, jouaient au bridge l’après-midi, dansaient au son du phonographe.

Mais, au début, c’était James qui s’enfonçait dans le parc en compagnie de Mado. C’était lui sans doute que Feinstein regardait d’un air sarcastique, lui encore qui la retrouvait en semaine dans Paris.

Tout le monde le savait, fermait les yeux, aidait à l’occasion les amants.

Y compris Basso qui, un beau jour, tombait amoureux à son tour et prenait la suite !

Du coup, la situation, dans l’appartement, devenait beaucoup plus savoureuse, et l’attitude piteuse de James, et l’assurance de Mado !

C’est à celle-ci que Maigret s’adressa.

— Il y a combien de temps que vous n’êtes plus la maîtresse de James ?

— Attendez… Cinq… Non… À peu près six ans…

— Comment cela s’est-il terminé ?… Est-ce lui, est-ce vous qui…

James voulut parler, mais elle lui coupa la parole.

— Tous les deux… On s’est aperçus qu’on n’était pas faits l’un pour l’autre… Malgré ses airs, James a un caractère de petit-bourgeois maniaque, peut-être encore plus bourgeois que mon mari…

— Et vous êtes restés bons amis ?

— Pourquoi pas ?… Ce n’est pas parce qu’on ne s’aime plus qu’il faut…

— Une question, James ! À cette époque, vous est-il arrivé de prêter de l’argent à Feinstein ?

— Moi ?

Mais ce fut Mado qui répondit :

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?… Prêter de l’argent à mon mari ?… Pourquoi ?…

— Rien… Une idée qui m’est passée par la tête, comme ça… Pourtant, Basso en a prêté…

— Ce n’est pas la même chose !… Basso est riche !… Mon mari avait des embarras momentanés… Il parlait de partir en Amérique avec moi. Alors, pour éviter des complications, Basso a…

— Je comprends ! Je comprends ! Mais, par exemple, votre mari aurait pu parler de partir en Amérique voilà six ans, quand…

— Qu’est-ce que vous voulez insinuer ?

Elle était prête à s’indigner. Et, à l’idée d’une scène de vertu outragée, Maigret préféra faire dévier l’entretien.

— Excusez-moi… Je pense à haute voix… Croyez surtout que je ne veux rien insinuer du tout… James et vous étiez libres… C’est ce que me disait un ami de votre mari, Ulrich…

Les yeux mi-clos, il les observait tous les deux. Mme Feinstein regarda Maigret avec étonnement.

— Un ami de mon mari ?

— Ou une relation d’affaires…

— Plutôt cela, car je n’ai jamais entendu ce nom-là… Qu’est-ce qu’il vous disait ?…

— Rien… Nous parlions des hommes et des femmes en général…

Et James regardait le commissaire avec un certain étonnement, en homme qui flaire quelque chose, qui essaie de deviner où son interlocuteur veut en venir.

— N’empêche qu’il sait où est Marcel et qu’il refuse de me le dire ! reprit Mme Feinstein en se levant. Mais je le trouverai bien moi-même ! Et, d’ailleurs, je suis certaine qu’il va m’écrire pour me demander d’aller le rejoindre. Il ne peut pas vivre sans moi.

James risqua une œillade à l’adresse de Maigret, une œillade ironique, certes, mais surtout lugubre. On pouvait la traduire par : « Vous imaginez qu’il va lui écrire, pour qu’elle lui tombe à nouveau sur le dos !… Une femme comme elle !…»

Et elle l’interpellait :

— C’est ton dernier mot, James ? C’est là ta reconnaissance pour tout ce que j’ai fait pour toi ?…

— Vous avez fait beaucoup pour lui ? questionna Maigret.

— Mais… il a été mon premier amant !… Avant lui, je n’imaginais même pas que je pourrais tromper mon mari… Remarquez que, depuis lors, il a changé… Il ne buvait pas encore… Il se soignait… Il avait des cheveux…

Et l’aiguille de la balance continuait ainsi à osciller entre le tragique et le bouffon. Il fallait faire un effort pour se souvenir qu’Ulrich était mort, que quelqu’un l’avait porté jusqu’au canal Saint-Martin, que six ans plus tard, derrière le hangar de la guinguette à deux sous, Feinstein avait été tué d’une balle et que Basso, avec toute sa famille, était en fuite, traqué par la police.

— Est-ce que vous croyez qu’il a pu gagner la frontière, commissaire ?

— Je ne sais pas… Je…

— Au besoin vous… vous l’y aideriez, n’est-ce pas ?… Vous avez été reçu chez lui aussi… Vous avez pu l’apprécier…

— Il faut que j’aille à mon bureau ! L’heure est déjà passée ! dit James, en cherchant son chapeau sur toutes les chaises.

— Je sors en même temps que vous… se hâta de prononcer Maigret.

Car il ne voulait surtout pas rester en tête à tête avec Mme Feinstein.

— Vous êtes pressé ?

— C’est-à-dire que j’ai affaire, oui… Mais je reviendrai…

— Vous verrez que Marcel saura vous marquer sa reconnaissance de ce que vous ferez pour lui…

Elle était fière de sa diplomatie. Elle voyait très bien Maigret conduisant Basso à la frontière et recevant avec gratitude quelques billets de mille francs en échange de sa complaisance.

D’ailleurs, quand il lui tendit la main, elle la serra longuement, d’une façon qui voulait être significative. Et, montrant James, elle murmura :

— On ne peut pas trop lui en vouloir… Depuis qu’il boit !…

Les deux hommes descendaient sans rien dire le boulevard des Batignolles. James, tout en marchant à grands pas, regardait par terre devant lui. Maigret fumait sa pipe à petites bouffées gourmandes et paraissait savourer le spectacle de la rue.

Au coin du boulevard Malesherbes seulement, le commissaire questionna comme sans y attacher d’importance :

— C’est vrai que Feinstein ne vous a jamais demandé de service d’argent ?

James haussa les épaules :

— Il savait bien que je n’en avais pas !

— Vous étiez à la banque de la place Vendôme ?

— Non ! J’étais traducteur dans une maison américaine d’huiles de pétrole, boulevard Haussmann… Je ne me faisais pas tout à fait mille francs par mois…

— Vous aviez une voiture ?

— Je prenais le métro, oui !… Comme je le prends encore, d’ailleurs !…

— Vous aviez déjà votre appartement ?

— Même pas ! Nous étions en meublé, rue de Turenne…

Il était las. Il y avait comme du dégoût dans l’expression de son visage.

— On boit quelque chose ?

Et, sans attendre de réponse, il entra au bar du coin, commanda deux fines à l’eau.

— Moi, ça m’est égal, vous comprenez ?… Mais ce n’est pas la peine d’embêter ma femme… Elle a déjà assez de soucis comme ça…

— Elle n’est pas bien portante ?

Nouveau haussement d’épaules :

— Si vous croyez que sa vie est drôle !… À part le dimanche, à Morsang, où elle s’amuse un peu…

Et, sans transition, après avoir jeté un billet de dix francs sur le comptoir :

— Vous venez ce soir à la Taverne Royale ?

— C’est possible…

Au moment de serrer la main de Maigret, il hésita, finit par murmurer en regardant ailleurs :

— Pour Basso… on n’a rien trouvé ?…

— Secret professionnel ! répliqua Maigret avec un sourire plein de bonhomie. Vous l’aimez bien ?

Mais James s’en allait déjà, maussade, sautait sur la plate-forme d’un autobus en marche dans la direction de la place Vendôme.

Maigret resta au moins cinq minutes immobile, à fumer, au bord du trottoir.


IX


Vingt-deux francs de jambon

Quai des Orfèvres, on cherchait Maigret partout, car la gendarmerie de La Ferté-Alais venait de télégraphier :

Famille Basso retrouvée, attendons instructions.

Et c’était un beau cas de travail scientifique aidé par le hasard. Travail scientifique d’abord : l’examen que Maigret avait ordonné de l’auto abandonnée par James à Montlhéry, examen qui avait circonscrit les recherches dans un tout petit secteur ayant La Ferté-Alais pour centre.

Ici, le hasard intervenait, dans des circonstances piquantes. C’est en vain que les gendarmes avaient fouillé les auberges et observé les passants. C’est en vain qu’on avait interrogé une bonne centaine d’habitants.

Or, ce jour-là, au moment où le brigadier Piquart rentrait chez lui pour déjeuner, sa femme, qui allaitait un bébé, lui dit :

— Tu devrais aller chercher des oignons à l’épicerie. Je les ai oubliés…

Une boutique de petite ville, place du marché. Il y avait quatre ou cinq commères. Le gendarme, qui n’aimait pas ce genre de mission, se tenait près de la porte, l’air dégagé. Comme on servait une vieille femme, connue sous le nom de mère Mathilde, il entendit la marchande qui disait :

— Il me semble que vous vous soignez, depuis quelque temps ! Vingt-deux francs de jambon ! Et vous allez manger cela toute seule ?

Machinalement, Piquart regarda la vieille, dont la pauvreté était évidente. Et, tandis qu’on découpait le jambon, son esprit travailla. Même chez lui, où ils étaient trois, on n’achetait jamais pour vingt-deux francs de jambon.

Il sortit derrière la femme. Celle-ci habitait au bout de la ville, sur la route de Ballancourt, une petite maison entourée d’un jardinet où picoraient des poules. Il la laissa pénétrer chez elle. Puis il frappa et entra d’autorité.

Mme Basso, la taille ceinte d’un tablier, s’affairait devant le feu. Dans un coin, sur une chaise de paille, Basso lisait le journal qu’on venait de lui apporter, et le gamin, assis par terre, jouait avec un chiot.

On avait téléphoné boulevard Richard-Lenoir, au domicile de Maigret, puis à divers endroits où il était susceptible de se trouver. On ne pensa pas à s’adresser à la maison Basso, quai d’Austerlitz.

C’était là pourtant qu’il s’était rendu en quittant James. Il était de bonne humeur. La pipe aux dents, les mains dans les poches, il plaisantait avec les employés, qui, faute d’instructions, continuaient le travail comme par le passé. Et dans les chantiers on chargeait et l’on déchargeait le charbon que des péniches apportaient chaque jour.

Les bureaux n’étaient pas modernes. Ils n’étaient pas vieillots non plus, et il suffisait d’examiner la disposition des locaux pour se rendre compte de l’atmosphère dans laquelle on y vivait.

Pas de bureau particulier pour le patron. Sa place était dans un coin, près de la fenêtre. En face de lui il avait le chef comptable, et sa dactylo était à une table voisine.

Peu de hiérarchie, c’était évident. On ne devait pas se gêner pour bavarder, et les employés travaillaient la pipe ou la cigarette aux lèvres.

— Un répertoire d’adresses ? avait répondu le comptable à la demande du commissaire. Bien entendu, nous en avons un, mais il ne contient que les adresses de nos clients, par ordre alphabétique. Si vous voulez le voir…

Maigret y jeta un coup d’œil à tout hasard, à la lettre U, mais comme il s’y attendait, il n’y trouva pas le nom d’Ulrich.

— Vous êtes sûr que M. Basso n’avait pas un petit répertoire personnel ?… Attendez donc ! Qui était ici quand son fils est né ?

— Moi ! répondit la dactylo, non sans un rien de gêne, car elle avait trente-cinq ans et voulait en paraître vingt-cinq.

— Bon ! M. Basso a dû envoyer des faire-part.

— C’est moi qui m’en suis chargée.

— Il vous a donc donné une liste de ses amis.

— Un petit carnet, oui ! dit-elle. C’est exact ! Je l’ai même classé ensuite dans le dossier personnel.

— Et où est ce dossier ?

Elle hésita, regarda ses collègues pour leur demander conseil. Le chef comptable répondit d’un geste qui signifiait : « Je pense qu’il n’y a rien d’autre à faire…»

— C’est chez lui… dit-elle alors. Voulez-vous me suivre ?

On traversa les chantiers. Au rez-de-chaussée de la maison, meublée très simplement, il y avait un bureau qui ne devait jamais servir qu’on appelait d’ailleurs la bibliothèque.

Bibliothèque de gens pour qui la lecture n’est qu’une distraction de second plan. Bibliothèque de famille aussi, où viennent s’entasser des choses inattendues.

Par exemple, il y avait encore, sur les rayons du bas, les prix gagnés par Basso lorsqu’il était au collège. Puis toute une collection reliée du Magazine des Familles d’il y a cinquante ans.

Des livres pour jeunes filles, que Mme Basso avait dû apporter lors de son mariage. Puis des romans à couverture jaune, achetés sur la foi de la publicité des journaux.

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