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Simenon, Georges - La guinguette à deux sous

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« Mais… est-ce que seulement vous me croyez ?…

Il se troublait soudain. Ce doute l’effleurait seulement, tant il avait été pris par son sujet.

— Je crois que vous avez tué Feinstein sans le vouloir ! répondit Maigret, lentement, en détachant toutes les syllabes.

— Vous voyez !…

— Attendez ! Ce que je voudrais savoir, c’est si Feinstein n’avait pas un atout plus fort dans son jeu que l’infidélité de sa femme. En bref…

Il s’interrompit, tira de sa poche le petit carnet d’adresses qu’il ouvrit à la lettre U.

— … en bref, dis-je, je voudrais savoir qui a tué, il y a six ans, un certain Ulrich, brocanteur, rue des Blancs-Manteaux, et qui a jeté ensuite le cadavre dans le canal Saint-Martin…

Il avait dû faire un effort pour aller jusqu’au bout, tant la transformation, chez son interlocuteur, était brutale. Brutale au point que Basso perdait presque l’équilibre, voulait s’appuyer à quelque chose, posait la main sur le poêle et la retirait en grondant :

— Nom de D… !

Ses prunelles écarquillées fixaient Maigret avec épouvante. Il recula, recula, rencontra sa chaise et s’y assit, comme sans forces, sans ressort, en répétant machinalement :

— Nom de D… !

La porte s’ouvrait sous une poussée fiévreuse. Et Mme Basso se précipitait dans la pièce en criant :

— Marcel !… Marcel !… Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ?… Dis que ce n’est pas vrai !…

Il la regardait à son tour sans comprendre, sans rien voir peut-être, et soudain, avec un râle, il se prenait la tête à deux mains et éclatait en sanglots.

— Papa !… Papa !… glapit le gamin qui accourait et mettait le comble au désordre.

Basso n’entendait rien, repoussait son fils, repoussait sa femme. Écrasé littéralement, il était incapable de retenir ses larmes. Il était tout courbé sur sa chaise, tout cassé. Ses épaules se soulevaient, retombaient à un rythme puissant.

Le gamin pleurait aussi. Mme Basso se mordait les lèvres, lançait à Maigret un regard de haine.

Et la vieille Mathilde, qui n’osait pas entrer mais qui avait assisté à la fin de la scène, grâce à la porte ouverte, pleurait aussi, dans la chambre à coucher, comme pleurent les vieilles, à petits sanglots réguliers, en s’essuyant les yeux du coin de son tablier à carreaux.

Elle finit pourtant, en trottinant, en pleurant, en reniflant, par venir remettre sa soupe sur le feu qu’elle aviva à coups de tisonnier.


X


L’absence du commissaire Maigret

Ces scènes-là ne durent pas, sans doute parce que la résistance nerveuse a des limites. Le paroxysme atteint, c’est soudain le calme plat, sans transition, un calme qui confine à l’abrutissement, comme la fièvre précédente confinait à la folie.

On dirait alors qu’on a honte de sa frénésie, de ses larmes, des mots qu’on a prononcés, comme si l’homme n’était pas fait pour les gestes pathétiques.

Maigret attendait, mal à l’aise, en regardant par la petite fenêtre le crépuscule bleuté où se dessinait le képi d’un gendarme. Il sentait pourtant ce qui se passait derrière lui, devinait Mme Basso qui s’approchait de son mari, le saisissait par les épaules, prononçait d’une voix hachée :

— Dis donc que ce n’est pas vrai !…

Et Basso reniflait, se levait, repoussait sa femme, regardait autour de lui avec de gros yeux troubles d’homme ivre. Le poêle était ouvert. La vieille y jetait du charbon. Cela faisait un grand cercle de lumière rouge au plafond, dont les poutres saillaient.

Le gamin regardait son père et, comme lui, cessait de pleurer, par une sorte de mimétisme.

— C’est fini… excusez-moi… murmura Basso, debout au milieu de la pièce.

On le sentait endolori. Sa voix était lasse. Il ne restait plus en lui la moindre énergie.

— Vous avouez ?

— Je n’avoue pas… Écoutez…

Il regarda les siens avec une moue douloureuse, un long froncement des sourcils.

— Je n’ai pas tué Ulrich… Si j’ai eu cette… cette faiblesse, c’est que je me rends compte que… que je…

Il était si vide qu’il ne trouvait pas ses mots.

— Que vous ne pourrez pas vous disculper ?

Il approuva de la tête. Il ajouta :

— Je ne l’ai pas tué…

— Vous disiez la même chose, tout de suite après la mort de Feinstein… Et pourtant vous venez d’avouer…

— Ce n’est pas la même chose…

— Vous connaissiez Ulrich.

Un sourire amer.

— Regardez la date qui se trouve à la première page de ce calepin… Il y a douze ans… Il y en a peut-être dix que j’ai vu le père Ulrich pour la dernière fois…

Il reprenait peu à peu son sang-froid, mais sa voix trahissait un même désespoir.

— Mon père vivait encore… Parlez du père Basso à ceux qui l’ont connu… C’était un homme austère, dur aux autres et à lui-même… Il me laissait moins d’argent pour mes menus frais que les plus pauvres de mes camarades… Alors, on m’a conduit rue des Blancs-Manteaux, chez le père Ulrich, qui avait l’habitude de ces sortes d’opérations…

— Et vous ne savez pas qu’il est mort ?

Basso se tut. Maigret martela sans reprendre haleine :

— Vous ne savez pas qu’il a été tué, transporté en auto vers les quais du canal Saint-Martin et jeté dans l’écluse ?

L’autre ne répondit pas. Ses épaules se tassaient davantage. Il regarda sa femme, son fils, la vieille qui, parce que c’était l’heure, mettait la table sans cesser de pleurnicher.

— Qu’est-ce que vous allez faire ?

— Je vous arrête… Mme Basso et votre fils peuvent rester ici, ou rentrer chez vous…

Maigret entrouvrit la porte, dit au gendarme :

— Vous m’amènerez une voiture…

Il y avait des groupes de curieux, sur la route, mais ils se tenaient à distance, en paysans prudents qu’ils étaient. Quand Maigret se retourna, Mme Basso était dans les bras de son mari. Et celui-ci lui tapotait le dos machinalement, en regardant dans le vide.

— Jure-moi de bien te soigner, disait-elle dans un souffle, et surtout, surtout de… de ne pas… faire de bêtise !

— Oui…

— Jure-le !

— Oui…

— C’est pour ton fils, Marcel !

— Oui… répéta-t-il avec un rien d’énervement, tout en se dégageant.

Est-ce qu’il ne craignait pas de se laisser reprendre par l’émotion ? Il attendait avec impatience l’auto qu’il avait entendu commander. Il ne voulait plus parler, ni écouter, ni regarder. Ses doigts étaient agités d’un tremblement fébrile.

— Tu n’as pas tué cet homme, n’est-ce pas ?… Écoute-moi, Marcel… Il faut que tu m’écoutes… Pour… pour l’autre, on n’osera pas te condamner… Tu ne l’as pas fait exprès… Et l’on prouvera que cet homme était un vilain individu… Je vais tout de suite m’adresser à un bon avocat, au meilleur…

Elle parlait passionnément. Elle voulait se faire entendre.

— Tout le monde sait que tu es un honnête homme… Peut-être même qu’on obtiendra ta mise en liberté provisoire… Surtout, il ne faut pas te laisser abattre !… Du moment que… que l’autre crime, ce n’est pas toi…

Et son regard défiait le commissaire.

— Je verrai l’avocat demain matin… Je vais faire venir mon père de Nancy, pour me conseiller… Dis !… Est-ce que tu te sens du courage ?…

Elle ne comprenait pas qu’elle lui faisait mal, parce qu’elle menaçait de lui enlever le peu de sang-froid qui lui restait. Est-ce que seulement il l’entendait ? Il guettait surtout les bruits du dehors. Il souhaitait de toutes les fibres de son être l’arrivée de l’auto.

— J’irai te voir, avec ton fils…

On percevait enfin un ronronnement de moteur et Maigret mit fin à la scène.

— En route…

— Tu m’as juré, Marcel !…

Elle ne pouvait pas le laisser partir. Elle poussait le gamin vers lui, pour l’attendrir plus sûrement. Basso était sur le seuil, descendait les trois marches.

Alors elle saisit le bras de Maigret, avec tant de fièvre qu’elle le pinça.

— Attention !… haleta-t-elle. Faites attention qu’il ne se tue pas !… Je le connais !…

Elle vit le groupe de curieux, mais elle lança de ce côté un regard ferme, sans honte, sans timidité.

— Attends !… Mets ton foulard…

Et elle courut le chercher dans la pièce, le tendit par la portière de la voiture alors que celle-ci était déjà en marche.

Dans l’auto, on eût dit que le fait d’être entre hommes suffisait à créer une détente. Maigret et Basso restèrent au moins dix minutes sans rien dire, le temps de quitter la route départementale pour la grand-route de Paris. Et les premiers mots de Maigret semblaient n’avoir aucun rapport avec le drame.

— Vous avez une femme admirable ! dit-il.

— Oui… elle a compris… Peut-être parce qu’elle est mère !… Est-ce que je pourrais dire pourquoi, moi-même, je suis devenu l’amant de… de l’autre ?…

Un silence. Il poursuivit sur un ton de confidence :

— Au moment même, on n’y réfléchit pas… C’est un jeu… puis on n’a pas le courage de rompre… On craint les larmes, les menaces… Et voilà où l’on en arrive !…

Le décor se bornait aux arbres qui défilaient dans le halo des phares. Maigret bourra une pipe, passa sa blague à son compagnon.

— Merci… Je ne fume que la cigarette…

Cela faisait du bien de dire des choses banales, des petites phrases de tous les jours.

— Il y a pourtant une dizaine de pipes dans votre tiroir…

— Oui… Avant… J’étais même un amateur de pipes enragé… C’est ma femme qui m’a demandé…

La voix se cassa. Maigret devina les yeux embués de son compagnon. Il se hâta d’ajouter :

— Votre secrétaire, elle aussi, vous est très dévouée.

— C’est une bonne fille… Elle défend âprement mes intérêts… Elle doit être bouleversée, n’est-ce pas ?…

— Je dirais plutôt qu’elle semble avoir confiance… La preuve en est qu’elle m’a demandé quand vous rentreriez… En somme, tout le monde, autour de vous, vous aime.

Le silence retomba. On traversait Juvisy. À Orly, les projecteurs du terrain d’aviation balayaient le ciel.

— C’est vous qui avez donné à Feinstein l’adresse du père Ulrich ?

Mais Basso, méfiant, ne répondit pas.

— Feinstein a eu souvent recours à l’usurier de la rue des Blancs-Manteaux… Le nom est en toutes lettres dans ses livres, et les sommes… Lors du meurtre du brocanteur, Feinstein lui devait au moins trente mille francs…

Non ! Basso ne voulait pas répondre. Et son silence avait quelque chose d’obstiné, de volontaire.

— Quelle est la profession de votre beau-père ?

— Il est professeur dans un lycée de Nancy… Ma femme sort de Normale, elle aussi…

On eût dit que le drame s’approchait et s’éloignait selon les paroles prononcées. À certains moments, Basso parlait d’une voix presque naturelle, comme s’il eût oublié sa situation. Puis soudain c’était un silence lourd de choses inexprimées.

— Votre femme a raison… Pour l’affaire Feinstein, vous avez des chances d’être acquitté… Au maximum risquez-vous un an… Par exemple, pour l’affaire Ulrich…

Et, sans transition :

— Je vais vous laisser pour la nuit à la permanence de la Police judiciaire… Il sera temps, demain, de vous écrouer officiellement…

Maigret secoua sa pipe, baissa la glace pour dire au chauffeur :

— Quai des Orfèvres !… Vous entrerez dans la cour…

Cela se passa très simplement. Basso suivit le commissaire jusqu’à la porte de la cellule où le vagabond de la ginguette avait, lui aussi, été enfermé.

— Bonne nuit ! dit Maigret en regardant s’il ne manquait rien dans la pièce. Je vous verrai demain. Réfléchissez. Vous êtes sûr que vous n’avez rien à me dire ?…

L’autre était peut-être trop ému pour parler. Toujours est-il qu’il se contenta de secouer négativement la tête.

Confirme arrivée jeudi. Stop. Resterai quelques jours. Stop. Baisers.

C’est le mercredi matin que Maigret adressa ce télégramme à sa femme. Il était installé dans son bureau du quai des Orfèvres et il l’envoya porter à la poste par Jean.

Quelques instants plus tard, le juge d’instruction chargé de l’affaire Feinstein lui téléphonait.

— Ce soir, j’espère vous remettre le dossier complet de l’affaire ! affirma le commissaire.

— Oui ! le coupable aussi, bien entendu…

— Pas du tout ! Une affaire aussi banale que possible ! Oui ! À ce soir, monsieur le juge !

Il se leva, pénétra dans le bureau des inspecteurs, où il aperçut Lucas occupé à rédiger un rapport.

— Notre vagabond ?

— J’ai repassé la consigne à l’inspecteur Dubois… Rien d’intéressant à signaler… Victor a commencé par travailler à l’asile de l’Armée du Salut… Il avait l’air de prendre son rôle au sérieux… Comme il avait parlé de son poumon, les Salutistes étaient bien disposés à son égard et je crois qu’on le considérait comme une recrue sérieuse… Dans un mois, on l’aurait sans doute vu avec l’uniforme à col rouge…

— Et alors ?

— Une rigolade ! Hier au soir, un lieutenant de l’Armée du Salut est arrivé et a commandé je ne sais plus quoi à notre homme. Celui-ci a refusé d’obéir, s’est mis à crier que c’était une honte de faire travailler sans pitié un homme comme lui, atteint de toutes les maladies… Puis, comme on le priait de sortir, il en est venu aux mains… On a dû le mettre dehors de force… Il a passé la nuit sous le Pont-Marie… À cette heure, il traîne le long des quais… D’ailleurs, Dubois téléphonera bientôt pour vous mettre au courant.

— Comme je ne serai pas ici, tu lui diras d’amener l’homme et de l’enfermer dans la cellule où il y a déjà quelqu’un.

— Compris.

Et Maigret rentra chez lui, où, jusqu’à midi, il prépara ses bagages. Il déjeuna dans une brasserie des environs de la République, consulta l’indicateur des chemins de fer et s’assura qu’il avait un excellent train pour l’Alsace à dix heures quarante du soir.

Ces occupations paresseuses le menèrent tout doucement jusqu’à quatre heures de l’après-midi et, un peu plus tard, il prenait place à la terrasse de la Taverne Royale. Il était à peine assis que James arrivait à son tour, tendait la main, cherchait le garçon des yeux, questionnait :

— Pernod ?

— Ma foi…

— Deux pernods, garçon !

Et James croisa les jambes, soupira, regarda devant lui en homme qui n’a rien à dire ni à penser. Le temps était gris. Des coups de vent imprévus balayaient la chaussée et soulevaient des nuages de poussière.

— Il y aura encore un orage ! soupira James.

Et, sans transition :

— C’est vrai, ce que disent les journaux ? Vous avez arrêté Basso ?

— Hier après-midi, oui !

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