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Simenon, Georges - La guinguette à deux sous

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De sa femme avec qui il n’avait plus le moindre point commun. Du studio de la rue Championnet où il passait ses soirées en lisant sans conviction ce qui lui tombait sous la main ! De Morsang où il allait de groupe en groupe racoler des compagnons pour l’apéritif.

Il reprit :

— Je vais être tranquille !

Au bagne ! Ou en prison ! Il n’aurait plus besoin d’attendre quelque chose qui ne se produisait pas !

Tranquille dans son coin à lui, mangeant, buvant, dormant, à heure fixe, cassant des cailloux sur la route ou confectionnant des accessoires de cotillon !

— En somme, on me donnera bien vingt ans ?…

Basso le regarda. Il devait à peine voir son ami, car des larmes embuaient ses yeux, roulaient sur ses joues.

— Mais tais-toi donc ! cria-t-il, les doigts crispés.

— Pourquoi ?

Maigret se moucha, essaya machinalement d’allumer sa pipe, qui était vide.

Il avait l’impression de n’être jamais descendu aussi bas dans le noir du désespoir.

Même pas le noir ! Non ! Un désespoir gris et terne ! Un désespoir sans phrases, sans ricanements, sans contorsions.

Un désespoir au pernod, sans même accompagnement d’ivresse. James ne s’enivrait jamais !

Le commissaire comprenait maintenant le sens de l’attirance qui les réunissait le soir à la terrasse de la Taverne Royale.

Ils buvaient, côte à côte. Ils échangeaient des propos quelconques, mollement.

Et, au fond de lui-même, James espérait bien qu’à un certain moment son compagnon lui mettrait la main au collet ! Il guettait chez Maigret le soupçon naissant. Ce soupçon, il le nourrissait, le regardait grandir. Il attendait.

— Un pernod, vieux ?

Il le tutoyait. Il l’aimait comme un ami qui allait le délivrer de lui-même.

Et tandis que Maigret et Basso échangeaient un regard indéfinissable, on entendit James qui disait, en écrasant le bout de sa cigarette contre la table de bois blanc :

— Le malheur, c’est qu’on ne puisse pas partir tout de suite… Le procès… Les interrogatoires… Des gens qui pleurent ou s’apitoient…

Un inspecteur entrouvrit la porte.

— Le juge d’instruction est arrivé ! annonça-t-il.

Et Maigret resta indécis, ne sachant comment s’en aller. Il s’avança, tendit la main en soupirant.

— Dites donc ! Vous voulez bien me recommander à lui ? Simplement lui demander que ça aille vite ! J’avoue tout ce qu’on veut ! Mais qu’on m’envoie le plus tôt possible dans un coin…

Il voulut corriger la gravité de ces dernières phrases et lança en guise de conclusion :

— Un qui va tirer une tête, c’est le garçon de la Taverne Royale !… Vous irez encore, commissaire ?…

Trois heures plus tard, celui-ci roulait vers l’Alsace, dans un compartiment de seconde classe, et, le long de la Marne, il vit des guinguettes toutes pareilles à la guinguette à deux sous, avec le piano mécanique sous un hangar en planches.

Quand il se réveilla au petit jour, il y avait, devant le train arrêté, une barrière peinte en vert, une petite gare entourée de fleurs.

Mme Maigret et sa sœur, déjà inquiètes, regardaient les portières les unes après les autres.

Et tout cela, la gare, la campagne, la maison des parents, les collines d’alentour, le ciel lui-même, tout était frais comme si chaque matin c’eût été lavé à grande eau.

— Hier, à Colmar, je t’ai acheté des sabots vernis… Regarde…

Des beaux sabots jaunes que Maigret voulut essayer avant même de quitter son complet sombre de Paris.


Ouistreham, à bord de l’« Ostrogoth », octobre 1931.


FIN

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