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Simenon, Georges - La guinguette à deux sous

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— Si bien que vous n’avez pas connu le père Ulrich ?

— Je n’étais pas à Paris de son temps… Quand j’ai pris la succession, je venais d’Alsace…

Le gosse pleurait toujours, dans la cuisine, et son frère, qui avait ouvert la porte, regardait Maigret en suçant gravement son doigt.

— Je vous dis tout ce que je sais… Croyez que si j’en savais davantage…

— Bon !… Ça va…

Et Maigret sortit après un dernier regard autour de lui, trouva le vagabond toujours assis sur son seuil.

— C’est ici que tu voulais m’amener ?

Et Victor, avec un faux air innocent :

— Où ça ?

— Qu’est-ce que c’est, cette histoire du père Ulrich ?

— Le père Ulrich ?

— Fais pas l’idiot !

— Connais pas, je vous jure…

— C’est lui qui a fait le plongeon dans le canal Saint-Martin ?

— J’sais pas !

Maigret haussa les épaules, s’éloigna, dit à Lucas, en passant :

— Continue à le surveiller, à tout hasard.

Une demi-heure après, il s’était plongé dans de vieux dossiers et il finissait par mettre la main sur celui qu’il cherchait.

Il résuma sur une feuille de papier :

Jacob Ephraïm Lévy, dit Ulrich, soixante-deux ans, originaire de Haute-Silésie, brocanteur rue des Blancs-Manteaux, soupçonné de se livrer régulièrement à l’usure.

Disparaît le 20 mars, mais les voisins ne signalent son absence au commissariat que le 22.

Dans la maison, on ne trouve aucun indice. Rien n’a disparu. Une somme de quarante mille francs est découverte dans le matelas du brocanteur.

Celui-ci, autant qu’on en peut juger, est sorti de chez lui, le 19 au soir, comme cela lui arrivait assez fréquemment.

On manque de renseignements sur sa vie intime. Les recherches faites à Paris et en province n’aboutissent pas. On écrit en Haute-Silésie, et, une mois plus tard, une sœur du disparu arrive à Paris et demande à entrer en possession de l’héritage.


Ce n’est qu’après six mois qu’elle obtient un jugement de disparition.

À midi, Maigret, la tête lourde, achevait, au commissariat de La Villette – le troisième qu’il visitait – de relever des indications dans de lourds registres.

Et il transcrivait enfin :

Le 1er juillet, des mariniers ont retiré du canal Saint-Martin, à hauteur de l’écluse, un cadavre d’homme en état de décomposition avancée.

Transporté à l’Institut médico-légal, il n’a pu être identifié.

Taille : 1 m 55.

Âge apparent : soixante à soixante-cinq ans.

Les vêtements ont été en grande partie arrachés par le frottement sur le fond et par des hélices de bateaux. On n’a rien retrouvé dans les poches.

Alors Maigret poussa un soupir. Il sortait enfin de l’atmosphère nébuleuse et loufoque que James semblait créer à plaisir autour de l’affaire.

Il tenait des éléments solides.

— C’est le père Ulrich qui a été assassiné voilà six ans et jeté ensuite dans le canal Saint-Martin.

Pourquoi ? Par qui ?

C’est ce qu’il allait essayer de savoir. Il bourra une pipe, l’alluma avec une lenteur voluptueuse, salua ses collègues du commissariat de La Villette et gagna le trottoir, souriant, sûr de lui, solide sur ses lourdes jambes.


VIII


La maîtresse de James

L’expert-comptable entra dans le bureau de Maigret en se frottant les mains et en esquissant des œillades.

— Ça y est !

— Qu’est-ce qui y est ?

— J’ai revu hâtivement la comptabilité de la chemiserie depuis sept ans. C’était facile. Feinstein n’y comprenait rien et faisait venir une ou deux fois par semaine un petit employé de banque pour tenir ses livres. Quelques truquages afin de diminuer les impôts. Un rapide coup d’œil et l’on connaît l’affaire à fond : une affaire qui ne serait pas plus mauvaise qu’une autre si les capitaux ne manquaient à la base. Les vendeurs payés le 4 ou le 10 du mois. Les traites renouvelées deux ou trois fois. Les soldes destinés à faire rentrer coûte que coûte de l’argent frais dans la caisse. Enfin, Ulrich !

Maigret ne broncha pas. Il savait qu’il valait mieux laisser parler le petit homme volubile qui se promenait de long en large dans la pièce.

— Toujours l’histoire classique ! C’est dans les livres d’il y a sept ans qu’on voit apparaître pour la première fois le nom d’Ulrich. Prêt de deux mille francs, un jour d’échéance. Remboursement une semaine plus tard. À l’échéance suivante, prêt de cinq mille francs. Vous comprenez ? Le chemisier a trouvé le moyen de se procurer de l’argent quand il en a besoin. Il en prend l’habitude. Des deux mille primitifs, on passe à dix-huit mille six mois plus tard. Et ces dix-huit mille sont remboursables à vingt-cinq mille… Le père Ulrich est gourmand… Je dois ajouter que Feinstein est honnête… Il rembourse toujours… Mais d’une façon un peu spéciale. Par exemple, il rembourse quinze mille francs le 15 et il en emprunte à nouveau dix-sept mille le 20… Il les rembourse le mois suivant pour en emprunter vingt-cinq mille aussitôt après… Au mois de mars, Feinstein doit trente-deux mille francs à Ulrich…

— Il les rembourse ?

— Pardon ! Dès ce moment, on ne trouve plus trace d’Ulrich dans les livres…

Il y avait à cela une excellente raison : c’est que le vieux juif de la rue des Blancs-Manteaux était mort ! Donc, ce décès avait rapporté à Feinstein la somme de trente-deux mille francs !

— Qui a remplacé Ulrich par la suite ?

— Personne pendant un certain temps. Un an plus tard, Feinstein, à nouveau gêné, a demandé du crédit à une petite banque et l’a obtenu. Mais la banque s’est lassée.

— Basso ?

— Je retrouve son nom dans les derniers livres non pour des prêts, mais pour des traites de complaisance.

— Et la situation à la date de la mort de Feinstein ?

— Ni meilleure ni pire que d’habitude. Avec une vingtaine de billets, il s’en tirait… jusqu’à l’échéance suivante ! Il y a quelques milliers de commerçants, à Paris, qui sont exactement dans le même cas et qui, des années durant, courent après la somme qui leur manque toujours en évitant la faillite de justesse.

Maigret s’était levé, avait pris son chapeau.

— Je vous remercie, monsieur Fleuret.

— Est-ce que je dois pousser l’expertise plus à fond ?

— Pas pour le moment.

Tout allait bien. L’enquête avançait avec une régularité mécanique. Et, dès lors, par contraste, Maigret avait un air bourru, comme s’il se fût méfié de cette facilité même.

— Pas de nouvelles de Lucas ? alla-t-il demander au garçon de bureau.

— Il a téléphoné tout à l’heure. L’homme que vous savez s’est présenté à l’Armée du Salut et a demandé un lit. Depuis lors, il dort.

Il s’agissait de Victor, qui n’avait pas un sou en poche. Est-ce qu’il espérait toujours toucher trente mille francs en échange du nom de l’assassin du père Ulrich ?

Maigret suivit les quais à pied. En passant devant un bureau de poste, il hésita, finit par entrer, remplit une formule télégraphique.

Arriverai probablement jeudi. Stop. Baisers à tous.

On était le lundi. Depuis le début des vacances, il n’avait pas encore pu rejoindre sa femme en Alsace. Il sortit en bourrant une pipe, eut l’air d’hésiter à nouveau, héla enfin un taxi, à qui il jeta l’adresse du boulevard des Batignolles.

Il avait quelques centaines d’enquêtes à son actif. Il savait que presque toutes se font en deux temps, comportent deux phases différentes.

D’abord la prise de contact du policier avec une atmosphère nouvelle, avec des gens dont il n’avait jamais entendu parler la veille, avec un petit monde qu’un drame vient d’agiter.

On entre là-dedans en étranger, en ennemi. On se heurte à des êtres hostiles, rusés ou hermétiques.

La période la plus passionnante, d’ailleurs, aux yeux de Maigret. On renifle. On tâtonne. On n’a aucun point d’appui, souvent aucun point de départ. On regarde des gens s’agiter et chacun peut être le coupable ou un complice.

Brusquement on saisit un bout du fil et voilà la seconde période qui commence. L’enquête est en train. L’engrenage est en mouvement. Chaque pas, chaque démarche apporte une révélation nouvelle, et presque toujours le rythme s’accélère pour finir par une révélation brutale.

Le policier n’est plus seul à agir. Les événements travaillent pour lui, presque en dehors de lui. Il doit les suivre, sans se laisser dépasser.

Il en était ainsi depuis la découverte d’Ulrich. Le matin encore, Maigret n’avait aucune indication sur l’identité de la victime du canal Saint-Martin.

Maintenant, il savait que c’était un brocanteur doublé d’un usurier, à qui le chemisier devait de l’argent.

Il fallait suivre le fil. Un quart d’heure plus tard, le commissaire sonnait à la porte de l’appartement des Feinstein, au cinquième étage d’une maison du boulevard des Batignolles. Une servante aux cheveux défaits, à l’air stupide, vint lui ouvrir, se demanda si elle devait l’introduire ou non.

Mais au même instant, au portemanteau de l’antichambre, Maigret apercevait le chapeau de James.

Était-ce le mouvement en avant qui se précipitait, ou, au contraire, y avait-il une dent cassée dans l’engrenage ?

— Madame est ici ?

Il profita de la timidité de la domestique, qui devait arriver tout droit de sa campagne, et il entra, se dirigea vers une porte derrière laquelle on entendait des bruits de voix, frappa, ouvrit aussitôt.

Il connaissait déjà l’appartement, pareil à la plupart des appartements de petit-bourgeois du quartier. Dans un salon au divan étroit, aux fragiles fauteuils à pieds dorés, il aperçut tout d’abord James, debout devant la fenêtre, le regard perdu dans la contemplation de la rue.

Mme Feinstein était habillée pour sortir, tout en noir, un petit chapeau de crêpe très coquet sur la tête. Et elle paraissait extrêmement animée.

Par contre, elle ne manifesta nulle contrariété à la vue de Maigret, tandis que James tournait vers celui-ci un visage ennuyé, un peu gêné aussi.

— Entrez, monsieur le commissaire… Vous n’êtes pas de trop… J’étais justement en train de dire à James qu’il est stupide…

— Ah !

Cela sentait la scène de ménage. James murmura sans conviction, sans espoir :

— Allons, Mado…

— Non ! Tais-toi !… Je parle en ce moment au commissaire…

Alors, résigné, l’Anglais regarda à nouveau la rue, où il ne devait apercevoir que les têtes des passants.

— Si vous étiez un policier ordinaire, monsieur le commissaire, je ne vous parlerais pas comme je le fais… Mais vous avez été notre invité à Morsang… Et on voit bien que vous êtes un homme capable de comprendre…

Et elle une femme capable de parler des heures durant ! Capable de prendre tout le monde à témoin ! Capable de réduire le plus bavard au silence !

Elle n’était ni belle ni jolie. Mais elle était appétissante, surtout dans ses vêtements de deuil qui, au lieu de lui donner un aspect triste, la rendaient plus croustillante.

Une femme bien en chair, bien vivante, qui devait être une maîtresse tumultueuse.

Le contraste était violent avec James et son visage ennuyé, son regard toujours un peu vague, sa silhouette flegmatique.

— Tout le monde sait que je suis la maîtresse de Basso, n’est-ce pas ?… Je n’en ai pas honte !… Je ne l’ai jamais caché… Et, à Morsang, il n’y a eu personne pour m’en faire le reproche… Si mon mari avait été un autre homme…

Elle reprenait à peine haleine.

— Quand on n’est pas capable de faire face à ses affaires !… Regardez le taudis où il me faisait vivre !… Et remarquez qu’il n’y était jamais !… Ou, quand il y était, le soir, après dîner, c’était pour me parler de ses soucis d’argent, de la chemiserie, des employés, que sais-je ?… Eh bien ! je prétends, moi, que quand on n’est pas de taille à rendre une femme heureuse, on n’a rien à lui reprocher ensuite…

« D’ailleurs, Marcel et moi devions nous marier un jour ou l’autre… Vous ne le saviez pas ?… Bien entendu, on ne le criait pas sur les toits… Ce qui l’arrêtait encore, c’était son fils… Il aurait divorcé… J’en aurais fait autant de mon côté et…

« Vous avez vu Mme Basso ?… Ce n’est pas la femme qu’il faut à un homme comme Marcel.

Dans son coin, James soupirait et fixait maintenant le tapis à fleurs.

— Voulez-vous me dire quel est mon devoir ? Marcel est malheureux ! il est poursuivi ! Il doit passer à l’étranger… Et ma place ne serait pas auprès de lui ?… Dites ?… Parlez franchement…

— Heu ! Heu !… se contenta de grommeler Maigret sans se compromettre.

— Vous voyez !… Tu vois, James !… Le commissaire est de mon avis… Tant pis pour le monde et le qu’en-dira-t-on… Eh bien ! commissaire, James refuse de me dire où est Marcel – Or, il le sait, j’en suis sûre… Il n’ose même pas le nier.

Si Maigret n’avait déjà vu quelques femmes de ce calibre dans sa vie, il en eût sans doute été suffoqué. Mais l’inconscience ne l’étonnait plus.

Il y avait moins de deux semaines que Feinstein avait été tué par Basso autant qu’on en pouvait juger.

Et là, dans l’appartement morne où il y avait au mur le portrait du chemisier, et son fume-cigarette dans un cendrier, sa femme parlait de son devoir.

Le visage de James était d’une éloquence inouïe. Et pas seulement son visage ! Ses épaules ! Son attitude ! Son dos rond. Tout cela signifiait : « Quelle femme !…»

Elle se tournait vers lui.

— Tu vois que le commissaire…

— Le commissaire n’a rien dit du tout.

— Tiens ! tu me dégoûtes ! Tu n’es pas un homme ! Tu as peur de tout ! Si je disais pourquoi tu es venu ici aujourd’hui…

L’événement était si inattendu que James redressa d’abord la tête, tout rouge. Et il avait rougi comme un enfant. Le visage s’était empourpré d’un seul coup, les oreilles étaient devenues couleur de sang.

Il voulut dire quelque chose. Il en fut incapable. Il essaya de se ressaisir et il parvint enfin à émettre un petit rire pénible.

— Maintenant, autant le dire tout de suite.

Maigret observa la femme. Elle était un peu gênée de la phrase qui lui avait échappé.

— Je n’ai pas voulu…

— Non ! tu ne veux jamais rien… N’empêche que…

Le salon paraissait plus petit, plus intime. Mado haussait les épaules avec l’air de dire : « Et puis après ! tant pis pour toi…»

— Pardon ! intervint alors le commissaire, dont les yeux riaient, en s’adressant à James. Il y a longtemps que vous vous tutoyez ?… Il me semblait qu’à Morsang…

Et il avait peine à garder son sérieux, tant était grand le contraste entre le James qu’il connaissait et celui qu’il avait devant lui. Celui-ci avait l’air d’un écolier timide qu’on prend en faute.

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