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Simenon, Georges - Le fou de Bergerac

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Au point qu’après avoir pris sa pipe sur la table de nuit, il la repoussa.

Sa femme entra en soupirant.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Il ne veut rien dire ! C’est moi qui l’ai questionné. Il paraît qu’il t’a conseillé le repos complet.

— Où en est l’enquête officielle ?

Mme Maigret s’assit, résignée. Mais tout disait nettement qu’elle désapprouvait son mari, qu’elle ne partageait pas son entêtement, ni sa confiance.

— L’autopsie ?

— À quelques heures près, l’homme doit être mort après t’avoir attaqué.

— On n’a toujours pas trouvé l’arme ?

— Rien ! La photographie du cadavre est reproduite ce matin par tous les journaux, car personne ne le connaît. Même les journaux de Paris la publient.

— Montre…

Et Maigret prenait le journal avec une certaine émotion. En regardant la photographie, il avait l’impression qu’il était, en somme, le seul à connaître le mort.

Il ne l’avait pas vu. Mais ils avaient vécu une nuit ensemble. Il se souvenait du sommeil agité – était-ce vraiment du sommeil ! – de son compagnon de couchette, des soupirs, des espèces de sanglots qui éclataient soudain…

Puis des deux jambes qui pendaient, des souliers vernis, des chaussettes tricotées à la main…

La photographie était horrible, comme toutes les photographies de cadavres auxquels on essaie de rendre les apparences de la vie pour faciliter l’identification.

Un visage terne. Des yeux vitreux. Et Maigret n’était pas étonné de voir les joues envahies de barbe grise.

Pourquoi avait-il eu cette pensée, déjà dans le compartiment du train ? Il n’avait jamais imaginé son compagnon qu’avec une barbe grise !

Et il en avait une, ou plutôt des poils de trois centimètres qui poussaient partout sur le visage.

— Au fond, cette affaire ne te regarde pas !

Sa femme revenait à la charge, avec douceur, en s’excusant. Elle était navrée de l’état de santé de Maigret. Elle le regardait comme on regarde un être gravement atteint.

— J’ai écouté parler les gens, hier soir, au restaurant. Ils sont tous contre toi. Tu peux les questionner : personne ne te dira ce qu’il sait. Dans ces conditions…

— Veux-tu prendre un papier et une plume ?

Il dicta un télégramme pour un vieux camarade qu’il avait à la Sûreté d’Alger.


Prière câbler urgence Bergerac tous renseignements concernant stage Docteur Rivaud, hôpital d’Alger, il y a cinq ans, merci, cordialités. Maigret.


Le visage de sa femme était éloquent. Elle écrivait. Mais elle ne croyait pas en cette enquête. Elle n’avait pas la foi.

Et il le sentait. Il enrageait. Il permettait le scepticisme chez d’autres. Chez sa femme, il lui était insupportable ! Si bien qu’il s’emporta, ou plutôt fut mordant.

— Voilà ! Inutile que tu corriges, ni que tu donnes ton avis ! Expédie ce télégramme ! Renseigne-toi sur les progrès de l’enquête ! Je ferai le reste.

Elle le regarda comme pour lui demander de faire la paix, mais il était déjà trop avant dans la colère.

— Je te demanderai en outre de garder désormais tes opinions pour toi ! Autrement dit, inutile de faire des confidences au docteur, à Leduc, ou à n’importe quel imbécile !

Il se tourna de l’autre côté, si lourdement, si maladroitement, que cela lui rappela le phoque de la nuit.


Il écrivait de la main gauche, ce qui rendait les caractères encore plus gras que d’habitude. Il respirait bruyamment, parce que sa pose était inconfortable. Deux gamins jouaient aux billes sur la place, juste au-dessous des fenêtres, et dix fois il faillit leur crier de se taire.


Premier crime : la belle-fille du fermier du Moulin-Neuf est assaillie sur le chemin, étranglée, puis une longue aiguille est enfoncée dans sa poitrine et atteint le cœur.


Il soupira, nota en marge :


(Heure, lieu exact, vigueur de la victime ?)


Il ne savait rien ! Dans une enquête ordinaire, ces détails n’eussent demandé que quelques démarches. Actuellement, c’était tout un monde.


Deuxième crime : la fille du chef de gare est assaillie, étranglée et a le cœur transpercé à l’aide d’une aiguille.

Troisième crime (raté) : Rosalie est attaquée par-derrière, mais elle met l’agresseur en fuite.

(Rêve toutes les nuits et lit des romans. Déposition du fiancé.)

Quatrième crime : un homme qui descend du train en marche et que je poursuis, me blesse d’une balle à l’épaule. À noter que cela se passe, comme les trois autres événements, dans les bois du Moulin-Neuf.

Cinquième crime : l’homme est tué d’une balle dans la tête, dans les mêmes bois.

Sixième crime (?) : Françoise est assaillie, dans les bois du Moulin-Neuf, et a le dessus sur l’agresseur.


Il froissa la feuille qu’il jeta en haussant les épaules. Il en prit une autre, traça d’une main négligente :


Duhourceau : fou ?

Rivaud : fou ?

Françoise : folle ?

Mme Rivaud : folle ?

Rosalie : folle ?

Commissaire : fou ?

Hôtelier : fou ?

Leduc : fou ?

Inconnu aux souliers vernis : fou ?


Mais au fait, pourquoi y avait-il besoin d’un fou dans l’histoire ? Maigret fronçait soudain les sourcils, évoquait ses premières heures à Bergerac.

Qui donc lui avait parlé de folie ? Qui avait insinué que les deux crimes n’avaient pu être commis que par un fou ?

Le Docteur Rivaud !

Et qui avait aussitôt approuvé, qui avait aiguillé les recherches officielles dans ce sens ?

Le procureur Duhourceau !

Et si on ne cherchait pas de fou ? Si on cherchait tout simplement une explication logique à l’enchaînement des faits ?

Par exemple, cette histoire d’aiguille plantée dans le cœur ne pouvait-elle avoir pour seul but de faire croire, précisément, au crime d’un sadique ?

Sur une autre feuille, Maigret écrivit le titre : Questions. Et il orna les caractères comme un écolier désœuvré.


1. Rosalie a-t-elle vraiment été assaillie ou ne l’a-t-elle été que dans son imagination ?

2. Françoise a-t-elle été assaillie ?

3. Si elle l’a été, est-ce par le même assassin que celui des deux premières femmes ?

4. L’homme aux chaussettes grises est-il l’assassin ?

5. Qui est l’assassin de l’assassin ?


Mme Maigret entra, ne jeta qu’un coup d’œil vers le lit, alla dans le fond de la chambre retirer son chapeau et son manteau et vint enfin s’asseoir près de son mari.

D’un geste machinal, elle lui prit les papiers et le crayon des mains, soupira :

— Dicte !

Alors, un instant, il fut partagé entre le désir de faire une nouvelle scène, de considérer cette attitude comme un défi, comme une insulte, et le besoin de rétablir l’ordre dans le ménage, de s’attendrir. Il détournait la tête, maladroit comme il l’était toujours dans ces circonstances-là. Elle parcourait des yeux les lignes qu’il avait écrites.

— Tu as une idée ?

— Rien du tout !

Il éclatait ! Non, il n’avait pas d’idée ! Non, il ne s’y retrouvait pas dans cette histoire compliquée comme à plaisir ! Il enrageait ! Il était sur le point de se laisser décourager ! Il avait envie de se reposer, de vivre les quelques jours de congé qu’il avait encore dans le petit manoir de Leduc, parmi la volaille, les bruits reposants de la ferme, l’odeur des vaches, des chevaux…

Mais il ne voulait pas reculer ! Il ne voulait pas de conseils !

Est-ce qu’elle comprenait enfin ? Est-ce qu’elle allait vraiment l’aider, au lieu de le pousser bêtement au repos ?

Voilà ce que disaient ses prunelles troubles !

Et elle répondait par un mot qu’elle n’employait pas souvent :

— Mon pauvre Maigret !

Car elle l’appelait Maigret dans certaines circonstances, quand elle reconnaissait qu’il était l’homme, le maître, la force et l’intelligence du ménage ! Elle ne le faisait peut-être pas cette fois avec beaucoup de conviction. Mais ne guettait-il pas sa réponse comme un enfant qui a besoin d’être encouragé ?

Voilà ! Maintenant, c’était passé !

— Mets-moi un troisième oreiller, veux-tu ?

Finis les bêtes attendrissements, les petites colères, les enfantillages.

— Et bourre-moi une pipe !

Les deux gamins se disputaient, sur la place. L’un d’eux recevait une gifle et s’en allait droit vers une maison basse, se mettait à pleurer au moment d’y entrer et de se plaindre à sa mère.

— En somme, il faut, avant tout, concevoir un plan de travail. Eh bien ! je crois que le mieux est de faire comme si nous ne devions plus recevoir d’éléments nouveaux ! Autrement dit, tabler sur ce que nous connaissons et essayer toutes les hypothèses jusqu’à ce que l’une d’elles rende un son pur…

— J’ai rencontré Leduc, en ville.

— Il t’a parlé ?

— Bien entendu ! dit-elle en souriant. Il a de nouveau insisté pour que je te décide à quitter Bergerac et à nous installer chez lui. Il sortait de chez le procureur.

— Tiens ! Tiens !

— Il a parlé avec volubilité, comme un homme ennuyé.

— Tu es allée à la morgue, revoir le cadavre ?

— Il n’y a pas de morgue. On l’a mis dans la chambre d’arrêt. Cinquante personnes s’entassent à la porte. J’ai attendu mon tour.

— Tu as vu les chaussettes ?

— De la belle laine. Elles ont été tricotées à la main.

— Ce qui indique un homme qui a une vie organisée ou qui, tout au moins, a une femme, une sœur ou une fille qui s’occupe de lui. Ou encore un vagabond ! Car les vagabonds reçoivent des chaussettes qui sont tricotées dans les ouvroirs par les jeunes filles de bonne famille.

— Seulement les vagabonds ne voyagent pas en couchette.

— Ni, généralement, les petits bourgeois. Moins encore les petits employés. Du moins en France. La couchette laisse supposer quelqu’un qui est habitué à faire de grands trajets. Les souliers ?…

— Il y a une marque. On vend les mêmes dans cent ou deux cents succursales.

— Le costume ?

— Un complet noir très usé, mais en bon drap, et qui a été fait sur mesure. Il a été porté trois ans, au moins, comme le pardessus.

— Le chapeau ?

— On ne l’a pas retrouvé. Le vent a dû l’emporter plus loin.

Maigret chercha dans sa mémoire, ne parvint pas à se souvenir du chapeau de l’homme du train.

— Tu n’as rien remarqué d’autre ?

— La chemise était reprisée au col et aux poignets. Du travail assez bien fait.

— Ce qui semble indiquer qu’une femme s’occupait de cet homme. Portefeuille, papiers, petits objets dans les poches ?

— Rien qu’un fume-cigarettes en ivoire, très court.

Ils parlaient tous les deux simplement, naturellement, comme deux bons collaborateurs. C’était la détente, après des heures d’énervement. Maigret fumait sa pipe à petites bouffées.

— Voilà Leduc qui arrive !

On le voyait traverser la place et sa démarche était plus désordonnée que d’habitude, son chapeau de paille un peu renversé sur la nuque. Quand il arriva sur le palier, Mme Maigret lui ouvrit la porte et il oublia de la saluer.

— Je sors de chez le procureur.

— Je sais.

— Oui… ta femme t’a dit… Je suis passé ensuite au commissariat pour m’assurer que la nouvelle était vraie. C’est quelque chose d’inouï, de renversant.

— J’écoute.

Leduc s’épongeait. Il but machinalement la moitié d’un verre de limonade préparé pour Maigret.

— Tu permets ?… C’est la première fois que cela arrive… Naturellement, on a envoyé à Paris les empreintes digitales !… On vient de recevoir la réponse… Eh bien !…

— Eh bien ?

— Notre cadavre est mort depuis des années !

— Tu dis ?

— Je dis qu’officiellement notre cadavre est cadavre depuis des années. Il s’agit d’un certain Meyer, connu sous le nom de Samuel, condamné à mort à Alger et…

Maigret s’était soulevé sur les coudes.

— Et exécuté ?

— Non ! Décédé à l’hôpital quelques jours avant son exécution !

Mme Maigret ne put s’empêcher d’esquisser un sourire attendri, un tout petit peu moqueur, devant le visage rayonnant de son mari.

Il surprit ce sourire, faillit sourire à son tour. La dignité l’emporta. Il eut le front grave qui convenait.

— Qu’est-ce qu’il avait fait, Samuel ?

— La réponse de Paris ne le dit pas. Nous n’avons reçu qu’un télégramme chiffré. Nous aurons ce soir copie de sa fiche. Il ne faut pas oublier que Bertillon reconnaît lui-même qu’il y a une chance sur cent mille, si je ne me trompe, pour que les empreintes de deux hommes se ressemblent. Rien n’empêche que nous soyons tombés sur cette exception-là…

— Le procureur tire une tête ?

— Bien entendu, il est ennuyé. Il parle maintenant de faire appel à la Brigade mobile. Mais il a peur de tomber sur des inspecteurs qui viendront prendre leurs instructions chez toi. Il m’a demandé si tu avais beaucoup d’influence dans la Maison, etc.

— Bourre-moi une pipe ! dit Maigret à sa femme.

— C’est la troisième !

— Peu importe ! Je parie que je n’ai même plus 37 de fièvre ! Samuel ! Les souliers à élastique ! Samuel est un Juif. Les Juifs ont généralement les pieds sensibles. Ils ont aussi le culte de la famille : chaussettes tricotées. Et le culte de l’économie : le complet vieux de trois ans, en drap inusable…

Il s’interrompit.

— Je plaisante, mes enfants ! Mais je puis bien vous dire la vérité ! Je viens de passer quelques vilaines heures ! Rien que de penser à ce rêve… Maintenant, du moins, le phoque – à moins que ce phoque ne soit une baleine ! – le phoque, dis-je, a démarré… Et vous verrez qu’il ira cahin-caha son petit bonhomme de chemin.

Il éclata de rire, parce que Leduc regardait Mme Maigret avec inquiétude.


VII


Samuel

Les deux nouvelles arrivèrent à peu près en même temps, dans la soirée, quelques minutes avant la visite du chirurgien. D’abord un télégramme d’Alger :


Docteur Rivaud inconnu hôpitaux. Amitiés. Martin.

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