Simenon, Georges - Le fou de Bergerac
— Tout le pays arrive. On empêche les curieux d’entrer dans le bois. Lorsque je suis partie, on attendait le procureur et le professeur Rivaud… Ensuite, on transportera le corps à l’hôpital pour l’autopsie…
La place était déserte comme jamais encore Maigret ne l’avait vue. En tout et pour tout, un petit chien couleur café au lait qui se chauffait au soleil.
Et midi sonna, lentement. Des ouvriers et des ouvrières sortirent d’une imprimerie, dans une rue voisine, se précipitèrent vers le Moulin-Neuf, la plupart à vélo.
— Comment est-il habillé ?
— En noir, avec un pardessus droit… C’est difficile à dire, à cause de l’état dans lequel…
Mme Maigret en avait mal au cœur. Pourtant elle proposa :
— Veux-tu que je retourne là-bas ?…
Il resta seul. Il vit revenir le patron de l’hôtel, qui lui cria, du trottoir :
— Vous êtes au courant ?… Dire qu’il faut que je vienne servir mes déjeuners !…
Et le silence, le ciel uni, la place jaune de soleil, les maisons vides.
Ce ne fut qu’une heure plus tard qu’il y eut un bruit de foule dans une rue proche : le corps qu’on ramenait à l’hôpital et que tout le monde escortait.
Puis l’hôtel se remplit. La place s’anima. Des verres s’entrechoquèrent au rez-de-chaussée. Des coups timides furent frappés à la porte et Leduc entra, hésitant à esquisser un léger sourire.
— Je peux entrer ?
Il s’assit près du lit, alluma sa pipe avant de reprendre la parole.
— Et voilà !… soupira-t-il alors.
Il fut étonné, quand Maigret se tourna vers lui, de voir un visage souriant et surtout d’entendre prononcer :
— Alors, content ?
— Mais…
— Et tous ! Le docteur ! Le procureur ! Le commissaire ! Tous ravis, en somme, de la bonne farce que l’on joue au méchant policier de Paris ! Il s’est trompé sur toute la ligne, le policier ! Il s’est cru très intelligent, il a fait tant de manières qu’à certain moment on était sur le point de le prendre au sérieux et que même certains ont eu peur…
— Tu avoueras que…
— Que je me suis trompé ?
— On a retrouvé l’homme, quoi ! Et la description correspond à celle que tu as faite de l’inconnu du train. Je l’ai vu. Un individu entre deux âges, plutôt mal habillé, encore qu’avec une certaine recherche. Il a reçu une balle dans la tempe, presque à bout portant, autant qu’on en puisse juger dans l’état où…
— Oui !
— M. Duhourceau est d’accord avec la police pour croire qu’il s’est suicidé, voilà une huitaine de jours, peut-être tout de suite après t’avoir attaqué.
— On a retrouvé l’arme près de lui ?
— Justement ! Ce n’est pas tout à fait cela. On a retrouvé dans la poche de son pardessus un revolver où il ne manquait qu’une balle…
— La mienne, parbleu !
— C’est ce qu’on va essayer d’établir… S’il s’est suicidé, l’affaire se simplifie… Se sentant traqué, sur le point d’être pris, il…
— Et s’il ne s’est pas suicidé ?
— Il y a des hypothèses très plausibles… Un paysan, la nuit, peut avoir été attaqué par lui et avoir tiré… Puis, ensuite, avoir eu peur des complications, ce qui est assez dans l’esprit des campagnes.
— Et l’attentat contre la belle-sœur du docteur ?
— Ils en ont parlé aussi. On est en droit de penser qu’un mauvais plaisant a simulé une agression et…
— Autrement dit, on a envie d’en finir ! soupira Maigret en exhalant une bouffée de fumée qui s’étira en forme d’auréole.
— Ce n’est pas tout à fait vrai ! Mais il est évident qu’il est inutile de traîner les choses en longueur et que, du moment…
Maigret rit de l’embarras de son collègue.
— Il y a encore le billet de chemin de fer ! dit-il. Il faudra qu’on explique comment ce billet est venu de la poche de notre inconnu au corridor de l’Hôtel d’Angleterre…
Leduc regardait obstinément le tapis cramoisi et soudain il se décida à prononcer :
— Veux-tu un bon conseil ?
— C’est de laisser tout cela tranquille ! De me rétablir le plus vite possible et de quitter Bergerac…
— Pour venir passer quelques jours à la Ribaudière, comme c’était convenu entre nous ! J’en ai parlé au docteur, qui dit qu’avec des précautions on pourrait dès maintenant te transporter là-bas…
— Et le procureur, qu’est-ce qu’il a dit, lui ?
— Je ne comprends pas.
— Il a dû mettre son grain de sel aussi. Est-ce qu’il ne t’a pas rappelé que je n’ai absolument aucun titre, sinon celui de victime, à m’occuper de cette affaire ?
Pauvre Leduc ! Il voulait être gentil ! Il tenait à ménager tout le monde ! Et Maigret était impitoyable !
— Il faut reconnaître qu’administrativement…
Et soudain, prenant son courage à deux mains :
— Écoute, vieux ! J’aime mieux être franc ! Il est certain que, surtout après ta petite comédie de ce matin, tu as plutôt mauvaise presse dans le pays. Le procureur dîne chaque jeudi avec le préfet et il m’a dit tout à l’heure qu’il lui parlerait de toi, afin que tu reçoives des directives de Paris. Il y a surtout une chose qui te fait du tort : cette distribution de billets de cent francs… On dit…
— Que je veux encourager la lie de la population à vider son sac…
— Comment le sais-tu ?
— … que je prête l’oreille à des insinuations malpropres et qu’en somme j’excite le mauvais esprit… Ouf !
Leduc se tut. Il n’avait rien à répondre. C’était bien là son avis, au fond. Plusieurs minutes plus tard, il risqua timidement :
— Si encore tu avais vraiment une piste !… Dans ce cas-là, je dois dire que je changerais d’avis et que…
— Je n’ai pas de piste ! Ou plutôt j’en ai quatre ou cinq. Ce matin, j’espérais que deux d’entre elles au moins me conduiraient à quelque chose. Eh bien ! non. Elles m’ont claqué dans la main !
— Tu vois !… Tiens ! Encore une gaffe, et peut-être une des plus graves, parce qu’elle te vaut un ennemi féroce… Cette idée de téléphoner à la femme du docteur !… Alors qu’il est tellement jaloux que peu de gens peuvent se vanter de l’avoir vue !… C’est tout juste s’il la laisse sortir de la villa…
— Et pourtant il est l’amant de Françoise ! Il ne serait donc jaloux que de l’une et pas de l’autre ?
— Cela ne me regarde pas. Françoise va et vient. Elle fait même de l’auto toute seule. Quant à la femme légitime… Bref, j’ai entendu Rivaud dire au procureur qu’il considérait ta démarche comme une goujaterie et que, en arrivant ici, il avait une forte envie de t’apprendre à vivre…
— Cela promet !
— Que veux-tu dire ?
— Que c’est lui qui fait mes pansements et sonde la plaie trois fois par jour !
Et Maigret rit, trop largement, trop bruyamment pour que ce fût sincère.
Il rit comme quelqu’un qui s’est mis dans une situation ridicule et qui s’obstine, parce qu’il est trop tard pour reculer, mais qui ne sait pas du tout comment s’en tirer.
— Tu ne vas pas déjeuner ? Il me semble t’avoir entendu parler de confit d’oie…
Et il rit encore ! Il y avait une partie passionnante à jouer ! Il y avait à faire partout, dans le bois, à l’hôpital, à la ferme du Moulin-Neuf, chez le docteur et dans la grave maison du procureur, à rideaux peut-être, partout enfin, et du confit d’oie à manger, et des truffes en serviette, et toute une ville que Maigret n’avait même pas vue !
Lui était bouclé dans un lit, à une fenêtre et il avait envie de crier chaque fois qu’il esquissait un geste un peu brusque ! On devait lui bourrer ses pipes parce qu’il était incapable de se servir de son bras gauche, si bien que Mme Maigret en profitait pour le mettre au régime !
— Tu acceptes de venir chez moi ?
— Quand ce sera fini, je le promets.
— Mais puisqu’il n’y a plus de fou !
— Est-ce qu’on sait ? Va déjeuner ! Si on te demande quelles sont mes intentions, réponds que tu n’en sais rien ! Et maintenant, au travail !
Il disait cela exactement comme s’il eût été en tête à tête avec une tâche matérielle écrasante, comme de brasser de la pâte à pain, ou de remuer des tonnes de terre.
Et il avait en effet beaucoup de choses à remuer : un amas confus, inextricable.
Mais c’était dans le domaine immatériel : des visages plus ou moins flous qui hantaient sa rétine, visage grognon et hautain du procureur, visage inquiet du docteur, pauvre figure chiffonnée de sa femme qui avait été soignée à l’hôpital d’Alger – soignée de quoi ? – silhouette nerveuse et trop décidée de Françoise… Et Rosalie qui rêvait toutes les nuits, au grand désespoir de son fiancé – au fait, est-ce qu’ils couchaient déjà ensemble ? Et cette insinuation à l’égard du procureur – des choses qui auraient été étouffées ! Et cet homme du train qui n’avait sauté du wagon en marche que pour tirer sur Maigret et mourir ! Leduc et la nièce de sa cuisinière – tellement dangereux, cela ! Le patron de l’hôtel qui avait déjà eu trois femmes – mais il avait un tempérament à en tuer vingt !
Pourquoi Françoise avait-elle ?…
Pourquoi le docteur avait-il ?…
Pourquoi ce cachottier de Leduc ?…
Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Et on voulait se débarrasser de Maigret en l’envoyant à la Ribaudière ?
Il rit une dernière fois d’un rire d’homme gros. Et quand sa femme entra un quart d’heure plus tard, elle le trouva béatement endormi.
VI
Le phoque
Maigret fit un rêve éreintant. C’était au bord de la mer. Il faisait excessivement chaud et le sable, que la marée basse découvrait, était d’un roux de blés mûrs. Il y avait plus de sable que de mer. Celle-ci existait, quelque part, très loin, mais, jusqu’à l’horizon, on ne voyait que de petites mares entre les bancs de sable.
Est-ce que Maigret était un phoque ? Peut-être pas exactement ! Mais pas exactement une baleine non plus ! Un animal très gros, très rond, d’un noir luisant.
Il était tout seul dans cette immensité torride. Et il se rendait compte qu’il lui fallait, coûte que coûte, s’en aller, s’en aller là-bas, vers la mer, où il serait enfin libre.
Seulement il ne pouvait pas bouger. Il avait des espèces de moignons comme les phoques, mais il ne savait pas s’en servir. C’était tout raide. Quand il se soulevait, il retombait lourdement dans le sable qui lui cuisait le dos.
Et il fallait absolument gagner la mer ! Sinon, il s’enliserait dans ce sable qui se creusait sous lui à chaque mouvement.
Pourquoi était-il aussi raide ? Est-ce qu’un chasseur ne l’avait pas blessé ? Il n’arrivait pas à se souvenir. Et il tournait sur lui-même. Il était un gros tas noir, suant, pitoyable.
Quand il ouvrit les yeux, il vit le rectangle déjà ensoleillé de la fenêtre et sa femme qui, assise devant une table, prenait son petit déjeuner en le regardant.
Or, dès ce premier regard, il comprit qu’il y avait quelque chose. C’était un regard qu’il connaissait bien, trop grave, trop maternel, avec une pointe d’inquiétude.
— Tu as eu mal ?
Sa deuxième impression fut qu’il avait la tête lourde.
— Pourquoi me demandes-tu cela ?
— Tu t’es agité toute la nuit. À plusieurs reprises tu as gémi…
Elle s’était levée pour venir l’embrasser.
— Tu as mauvaise mine ! acheva-t-elle. Tu as dû avoir le cauchemar…
C’est alors qu’il se souvint du phoque et il fut partagé entre un sourd malaise et l’envie de rire. Mais il ne rit pas ! Tout s’enchaînait. Mme Maigret, assise au bord du lit, disait doucement, comme si elle eût craint de l’effaroucher :
— Je crois qu’il faudra prendre une décision.
— Une décision ?
— J’ai parlé à Leduc, hier soir. Il est évident que tu seras mieux chez lui pour te reposer et achever de te rétablir.
Elle n’osait pas le regarder en face ! Il connaissait tout ça et il murmura :
— Toi aussi ?
— Que veux-tu dire ?
— Tu crois que je me trompe, n’est-ce pas ? Tu es persuadée que je ne réussirai pas et que…
Cela suffisait à lui mettre la sueur aux tempes et au-dessus de la lèvre.
— Calme-toi ! Le docteur va venir et…
C’était l’heure, en effet. Maigret ne l’avait pas revu depuis les scènes de la veille et l’idée de cette entrevue chassa pour un instant ses préoccupations.
— Tu me laisseras seul avec lui.
— Et nous partirons chez Leduc ?
— Nous ne partirons pas… Voilà sa voiture qui stoppe… Laisse-moi…
D’habitude, le docteur Rivaud montait les marches trois à trois, mais, ce matin-là, il fit une entrée plus digne, esquissa un salut à l’adresse de Mme Maigret qui sortait, posa sa trousse sur la table de nuit, sans mot dire.
La visite du matin se déroulait toujours de la même manière. Maigret mettait le thermomètre dans la bouche pendant que le chirurgien lui retirait son pansement.
Il en fut comme les jours précédents et c’est dans cette attitude qu’eut lieu leur conversation.
— Bien entendu, commença le docteur, je ferai jusqu’au bout mon devoir envers le blessé que vous êtes. Je vous demande seulement de considérer que, dès maintenant, nos rapports devront se borner là. Vous voudrez bien noter, en outre, qu’étant donné que vous n’avez aucun caractère officiel, je vous interdis d’inquiéter les membres de ma famille.
Cela sentait la phrase préparée. Maigret ne broncha pas. Il avait le torse nu. On lui prenait le thermomètre des lèvres et il entendit grommeler :
— Encore 38 degrés !
C’était beaucoup, il le savait. Le docteur fronçait les sourcils et, en évitant de le regarder, poursuivait :
— Sans votre attitude d’hier, je vous dirais, en médecin, que le mieux que vous ayez à faire est d’achever votre convalescence dans un endroit tranquille. Mais ce conseil pourrait être interprété autrement et… Est-ce que je vous fais mal ?
Car, tout en parlant, il sondait la blessure, où subsistaient des points d’infection.
— Non… Continuez…
Mais Rivaud n’avait plus rien à dire. La fin de la consultation se déroula dans le silence et c’est dans le silence aussi que le chirurgien rangea sa trousse, se lava les mains.
Au moment de sortir, seulement, il regarda à nouveau Maigret en face.
Était-ce un regard de médecin ? Était-ce le regard du beau-frère de Françoise, du mari de l’étrange Mme Rivaud ?
En tout cas, c’était un regard où il y avait de l’inquiétude. Avant de sortir, il faillit parler. Il préféra se taire et, dans l’escalier seulement, il y eut des chuchotements entre lui et Mme Maigret.
Le plus grave, c’est que le commissaire, maintenant, se souvenait de tous les détails de son rêve. Et il sentait d’autres avertissements. Tout à l’heure, il n’avait rien dit, mais l’auscultation avait été beaucoup plus douloureuse que la veille, ce qui était mauvais signe. Mauvais signe aussi cette fièvre persistante !