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Simenon, Georges - Le fou de Bergerac

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— Je vous disais bien que nous saurions quelque chose ! grommela Maigret qui avait retrouvé sa placidité.

Leduc, qui le connaissait à fond, le regarda avec étonnement.

— Vous l’avez vu, vous, n’est-ce pas ? poursuivit Maigret.

— Pas longtemps ! Je ne sais pas comment j’ai fait pour me débarrasser de son étreinte… Je crois qu’il a heurté du pied une souche d’arbre… J’en ai profité pour frapper…

— Décrivez-le donc…

— Je ne sais pas… Un vagabond, sans doute… Avec des vêtements de paysan… De grandes oreilles très décollées… Je ne l’avais jamais vu…

— Il s’est enfui ?

— Il a compris que j’allais crier… On entendait le bruit d’une auto sur la route… Il s’est précipité vers les fourrés…

Elle reprenait peu à peu son souffle, gardait une main sur son cou, l’autre sur son sein.

— J’ai eu tellement peur… Peut-être que, sans le bruit de l’auto… J’ai couru jusqu’ici…

— Pardon ! N’étiez-vous pas plus près de la villa ?

— Là-bas, je savais qu’il n’y avait que ma sœur.

— C’était à gauche de la ferme ? questionna le commissaire de police.

— Tout de suite après la carrière abandonnée.

Et le commissaire, au procureur :

— Je vais faire fouiller le bois… Peut-être est-il encore temps ?

Le docteur Rivaud paraissait contrarié. Les sourcils froncés, il regardait sa belle-sœur qui s’était appuyée à la table et qui respirait plus normalement.

Leduc cherchait le regard de Maigret et, quand il parvint à le rencontrer, il ne cacha pas son ironie.

— Tout ceci semble prouver, en tout cas, éprouva-t-il le besoin d’insister, que le fou n’était pas ici ce matin.

Le commissaire de police descendait l’escalier, tournait à droite vers la mairie où il avait ses bureaux. Le procureur, lentement, brossait son chapeau melon du revers de la manche.

— Dès que le juge d’instruction reviendra de Saintes, mademoiselle, je vous demanderai de vous présenter à son cabinet, afin de renouveler vos déclarations et de signer le procès-verbal.

Il tendit à Maigret une main sèche.

— Je suppose que vous n’avez plus besoin de nous !

— Bien entendu ! Je n’espérais d’ailleurs pas vous voir vous déranger…

Maigret fit un signe à Leduc, qui comprit qu’il devait mettre tout le monde dehors. Rosalie et son fiancé se disputaient toujours.

Quand Leduc revint vers le lit, un sourire aux lèvres, il fut étonné de voir à son ami un visage sévère, anxieux.

— Eh bien ?

— Rien !

— Cela n’a pas donné !

— Cela a trop donné ! Bourre-moi encore une pipe, veux-tu, tant que ma femme n’est pas ici…

— Il me semblait que le fou devait venir ce matin.

— Parbleu !

— Pourtant…

— N’insiste pas, mon vieux. Ce qui serait terrible, vois-tu, c’est qu’il y ait encore une morte. Parce que, cette fois-ci…

— Quoi ?

— N’essaie pas de comprendre. Bon ! Voilà ma femme qui traverse la place. Elle va me dire que je fume trop et cacher mon tabac. Glisses-en donc un peu sous l’oreiller…

Il avait chaud. Peut-être même était-il légèrement congestionné.

— Va !… Laisse l’appareil téléphonique à côté de moi.

— Je compte déjeuner à l’hôtel. C’est le jour du confit d’oie. Je viendrai te serrer la main après midi…

— Si tu veux !… À propos, la petite… Tu sais, celle dont tu m’as parlé… Il y a longtemps que vous… que tu ne l’as vue ?…

Leduc tressaillit, regarda son camarade dans les yeux, gronda :

— C’est trop fort !

Et il sortit en oubliant son chapeau de paille sur la table.


V


Les souliers vernis

— Oui, madame… À l’Hôtel d’Angleterre… Il est bien entendu que vous êtes tout à fait libre de ne pas venir.

Leduc venait de sortir. Mme Maigret montait l’escalier. Le docteur, sa belle-sœur et le procureur étaient arrêtés sur la place, près de l’auto de Rivaud.

C’était à Mme Rivaud, qui devait être seule chez elle, que Maigret téléphonait. Il la priait de venir à l’hôtel, ne s’étonnait pas d’entendre une voix inquiète à l’autre bout du fil.

Mme Maigret écoutait la fin de la conversation, se débarrassait de son chapeau.

— C’est vrai qu’il y a encore eu une agression ?… J’ai rencontré des gens qui se précipitaient vers le Moulin-Neuf…

Maigret ne répondit pas, absorbé qu’il était par ses réflexions. Il voyait peu à peu changer le mouvement de la ville. La nouvelle circulait rapidement et des gens de plus en plus nombreux convergeaient vers un chemin s’amorçant à gauche de la place.

— Il doit y avoir un passage à niveau !… murmura Maigret, qui commençait à connaître la topographie de la ville.

— Oui ! C’est une longue rue, qui ressemble d’abord à une rue de ville et qui finit en chemin de terre. Le Moulin-Neuf est après le deuxième tournant. Il n’y a d’ailleurs plus de moulin, mais une grosse ferme, aux murs blancs. Quand je suis passée, on attelait des bœufs, dans une cour pleine de volailles. Il y a entre autres de beaux dindons.

Maigret écoutait à la façon d’un aveugle à qui on décrit un paysage.

— Il y a beaucoup de terres ?

— Ici, ils comptent par journaux. On m’a dit deux cents journaux, mais je ne sais pas combien cela fait. En tout cas, les bois commencent tout de suite. Plus loin, on croise la grand-route qui va à Périgueux…

Les gendarmes devaient être là-bas, et les quelques gardiens de la paix de Bergerac. Maigret les imaginait allant et venant à grandes enjambées dans les broussailles, comme pour une battue au lapin. Et les groupes arrêtés sur la route, les gosses grimpés sur les arbres…

— Maintenant, tu devrais me laisser. Retourne là-bas, veux-tu ?

Elle ne discuta pas. Comme elle sortait, elle croisa une jeune femme qui entrait à l’hôtel et elle se retourna avec étonnement, peut-être avec un rien de mauvaise humeur.

C’était Mme Rivaud.


— Asseyez-vous, je vous en prie. Et pardonnez-moi de vous avoir dérangée, surtout pour si peu de chose. Car je me demande même si j’ai des questions à vous poser ! Cette affaire est tellement embrouillée…

Il ne la quittait pas des yeux et elle restait comme hypnotisée sous son regard.

Maigret était étonné, mais pas désorienté. Il avait vaguement deviné que Mme Rivaud l’intéresserait, et il s’apercevait que c’était une figure beaucoup plus curieuse qu’il n’avait osé l’espérer.

Sa sœur Françoise était fine, élégante, et rien en elle ne trahissait la campagne ou la petite ville.

Mme Rivaud attirait beaucoup moins le regard et ce n’était même pas ce que l’on peut appeler une jolie femme.

Elle avait entre vingt-cinq et trente ans. Elle était de taille moyenne, un peu grasse. Ses vêtements étaient faits par une petite couturière, ou alors, s’ils sortaient d’une bonne maison, elle ne savait pas les porter.

Ce qui frappait le plus en elle, c’étaient ses yeux inquiets, douloureux. Inquiets et pourtant résignés.

Par exemple, elle regardait Maigret. On sentait qu’elle avait peur, mais qu’elle était incapable de réagir. En exagérant un peu, on pourrait dire qu’elle attendait d’être frappée.

Très petite bourgeoise. Trèscomme il faut ! Maniant machinalement un mouchoir dont elle pourrait se tamponner les yeux au besoin !

— Il y a longtemps que vous êtes mariée, madame ?

Elle ne répondait pas tout de suite ! La question lui faisait peur. Tout lui faisait peur !

— Cinq ans ! soufflait-elle enfin d’une voix neutre.

— Vous habitiez déjà Bergerac ?

Et à nouveau elle regardait Maigret pendant un long moment avant de répondre.

— J’habitais l’Algérie, avec ma sœur et ma mère.

Il osait à peine continuer, tant il sentait que le moindre mot était capable de l’effaroucher.

— Le docteur Rivaud a habité l’Algérie ?

— Il est resté deux ans à l’hôpital d’Alger…

Il regardait les mains de la jeune femme. Il avait l’impression qu’elles ne s’harmonisaient pas tout à fait avec sa tenue de bourgeoise. Ces mains-là avaient travaillé. Mais c’était délicat d’amener la situation sur ce terrain.

— Votre mère…

Il ne continua pas. Elle faisait face à la fenêtre et voilà qu’elle se levait, tandis que son visage exprimait l’effroi. En même temps, on entendait claquer dehors une portière d’auto.

C’était le docteur Rivaud qui descendait de sa voiture, pénétrait en courant dans l’hôtel, frappait rageusement à la porte.

— Vous êtes ici ?

Il dit cela à sa femme, sans regarder Maigret, d’une voix sèche, puis il se retourna vers le commissaire.

— Je ne comprends pas… Vous avez besoin de ma femme ?… Dans ce cas, vous auriez pu…

Elle baissait la tête. Maigret observait Rivaud avec un doux étonnement.

— Pourquoi vous fâchez-vous, docteur ? J’ai éprouvé le désir de faire la connaissance de Mme Rivaud. Je suis malheureusement incapable de circuler et…

— L’interrogatoire est terminé ?

— Il ne s’agit pas d’un interrogatoire, mais d’un entretien paisible. Quand vous êtes entré, nous parlions de l’Algérie. Vous aimez ce pays ?

La quiétude de Maigret n’était qu’apparente. Toute son énergie était mise en œuvre, tandis qu’il parlait lentement. Il fixait ces deux êtres qu’il avait devant lui, Mme Rivaud qui paraissait prête à pleurer, Rivaud qui regardait autour de lui comme pour chercher des traces de ce qui s’était passé, et il voulait comprendre.

Il y avait quelque chose de caché. Il y avait quelque chose d’anormal.

Mais où ? Mais quoi ?

Il y avait quelque chose d’anormal aussi chez le procureur. Seulement tout cela était confus, embrouillé.

— Dites-moi, docteur, c’est en soignant votre femme que vous avez fait sa connaissance ?

Regard rapide de Rivaud à Mme Rivaud.

— Laissez-moi vous dire que cela importe peu. Si vous le permettez, je reconduirai ma femme en voiture et…

— Évidemment… Évidemment…

— Évidemment quoi ?

— Rien !… Pardon !… Je ne savais même pas que je parlais à voix haute… C’est une curieuse affaire, docteur ! Curieuse et effrayante. Plus j’avance et plus je la trouve effrayante. Par contre, votre belle-sœur a été prompte à reprendre son sang-froid après une émotion aussi forte. C’est une personne énergique !

Et il voyait Rivaud rester immobile, en proie à un malaise, attendant la suite. Est-ce que le docteur ne croyait pas que Maigret en savait beaucoup plus qu’il n’en disait ?

Le commissaire se sentait avancer, mais soudain tout fut bouleversé, les théories qu’il échafaudait, la vie de l’hôtel, de la ville.

Cela commença par l’arrivée sur la place d’un gendarme à vélo. Le gendarme contourna un pâté de maisons, se dirigeant vers celle du procureur. Au même moment, la sonnerie du téléphone retentit et Maigret décrocha.

— Allô ! ici l’hôpital. Est-ce que le docteur Rivaud est toujours chez vous ?

Le docteur prit nerveusement le cornet, écouta avec stupeur, raccrocha, si ému qu’il resta un bon moment à regarder dans le vide.

— On l’a retrouvé ! dit-il enfin.

— Qui ?

— L’homme !… Du moins un cadavre… Dans le bois du Moulin-Neuf…

Mme Rivaud les fixait tour à tour sans comprendre.

— On me demande si je puis pratiquer l’autopsie… Mais…

Et voilà que c’était son tour, frappé par une pensée, de regarder Maigret soupçonneusement.

— Quand vous avez été attaqué… c’était dans le bois… vous avez riposté… vous avez tiré au moins un coup de revolver…

— Je n’ai pas tiré.

Et une autre idée venait au médecin, qui se passait la main sur le front dans un geste fébrile.

— La mort remonte à plusieurs jours… Mais alors, comment Françoise, ce matin ?… Venez…

Il emmenait sa femme, qui se laissait conduire docilement, et un peu plus tard il la faisait prendre place dans sa voiture. Le procureur, lui, avait dû téléphoner pour commander un taxi, car il en arrivait un en face de chez lui. Et le gendarme repartait. Ce n’était plus la curiosité du matin. C’était une fièvre plus violente qui s’emparait de la ville.

Tout le monde, bientôt, y compris le patron de l’hôtel, se dirigea vers le Moulin-Neuf et il n’y eut que Maigret à rester dans son lit, le dos raide, son regard lourd braqué sur la place chaude de soleil.


— Qu’est-ce que tu as ?

— Rien.

Mme Maigret qui rentrait ne voyait son mari que de profil, mais elle comprenait qu’il y avait quelque chose, qu’il regardait dehors d’un air trop farouche. Elle ne fut pas longue à deviner et elle vint s’asseoir au bord du lit, prit machinalement la pipe vide qu’elle se mit en devoir de bourrer.

— Ce n’est rien… Je vais essayer de te donner tous les détails… J’étais là quand on l’a trouvé et les gendarmes m’ont laissée approcher…

Maigret regardait toujours dehors mais, tandis qu’elle parlait, ce furent d’autres images que celles de la place qui s’imprimèrent sur sa rétine.

— À cet endroit-là, le bois est en pente… Il y a des chênes au bord de la route… Puis c’est un bois de sapins… Des curieux étaient arrivés avec des autos qui stationnaient au tournant, sur le bas-côté… Les gendarmes d’un village voisin contournaient le bois, afin de cerner l’homme… Ceux d’ici s’avançaient lentement et le vieux fermier du Moulin-Neuf les accompagnait, un revolver d’ordonnance à la main… On n’osait rien lui dire… Je crois qu’il aurait abattu l’assassin…

Maigret évoquait le bois, le sol couvert d’aiguilles de pin et les taches d’ombre et de lumière, les uniformes des gendarmes.

— Un gamin qui courait au côté du groupe a poussé un cri en montrant une forme étendue au pied d’un arbre…

— Des souliers vernis ?

— Oui ! Et des chaussettes de laine grise tricotées à la main. J’ai bien regardé, parce que je me suis souvenue de…

— Quel âge ?

— Peut-être cinquante ans. On ne sait pas exactement… Il avait la face contre terre… Quand on a découvert son visage, j’ai dû regarder ailleurs parce que… tu comprends !… il paraît qu’il y a au moins huit jours qu’il est là… J’ai attendu qu’on recouvre la tête d’un mouchoir… J’ai entendu dire que personne, en tout cas, ne le connaît. Ce n’est pas quelqu’un du pays…

— Une blessure ?

— Un grand trou à la tempe… Et quand il est tombé, il a dû mordre la terre dans son agonie…

— Qu’est-ce qu’ils font maintenant ?

— Tout le pays arrive. On empêche les curieux d’entrer dans le bois. Lorsque je suis partie, on attendait le procureur et le professeur Rivaud… Ensuite, on transportera le corps à l’hôpital pour l’autopsie…

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