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Simenon, Georges - Maigret chez les Flamands

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— Mais non ! Suffit ! Je vous répète de chercher autre chose ! Vous viendrez me voir quand vous aurez trouvé. Et, si ce n’est pas satisfaisant, ma foi, il sera peut-être nécessaire de vous boucler une fois de plus…

Machère n’en croyait pas ses oreilles. Gêné de son échec, il s’était collé à son tour au mur et il contrôlait les affirmations du commissaire.

— Évidemment !… grogna-t-il.

Quant au marinier, il n’essayait même pas de répondre. Il avait baissé la tête. On devinait un regard ironique et méchant fixé sur les pieds de Maigret.

— N’oublie pas ce que je viens de te déclarer : une autre histoire, et plus plausible… Sinon, la prison !… Venez, Machère…

Et Maigret tourna les talons, se dirigea vers le pont en bourrant sa pipe.

— Vous pensez que ce marinier… ?

— Je pense que ce soir ou demain il viendra nous apporter une nouvelle preuve de la culpabilité des Peeters…

L’inspecteur Machère perdait pied.

— Je ne comprends plus… S’il a une preuve…

— Il l’aura…

— Mais comment !…

— Est-ce que je sais, moi ?… Il trouvera quelque chose…

— Pour se disculper lui-même ?

Mais le commissaire laissa tomber la conversation en murmurant :

— Vous avez du feu ?… Voilà vingt allumettes qui…

— Je ne fume pas !

Et Machère ne fut pas très sûr d’avoir entendu :

— J’aurais dû m’en douter…


V


La soirée de Maigret

La pluie avait commencé à tomber vers midi. Au crépuscule, elle crépitait de plus belle sur les pavés. À huit heures, c’était un déluge.

Les rues de Givet étaient désertes. Les péniches luisaient le long du quai. Maigret, le col du pardessus relevé, fonçait vers la maison des Flamands, poussait la porte, déclenchait le timbre qui lui devenait familier et respirait la chaude odeur de l’épicerie.

C’était l’heure à laquelle Germaine Piedbœuf était entrée dans la boutique, le 3 janvier, et depuis lors personne ne l’avait revue.

Le commissaire remarqua pour la première fois que la cuisine n’était séparée du magasin que par une porte vitrée. Celle-ci était ornée d’un rideau de tulle, si bien qu’on distinguait vaguement les contours des personnages.

Quelqu’un se levait.

— Ne vous dérangez pas ! cria Maigret.

Et il entra dans la cuisine, surprenant ainsi sa vie quotidienne. C’était Mme Peeters qui s’était levée pour gagner le magasin. Son mari était dans son fauteuil d’osier, toujours si près du poêle qu’on pouvait craindre de le voir prendre feu. Sa main tenait une pipe d’écume à long tuyau de merisier. Mais il ne fumait plus. Ses yeux étaient clos. Un souffle cadencé s’exhalait de ses lèvres entrouvertes.

Quant à Anna, elle était assise devant la table de bois blanc frottée au sable et polie par les années. Elle faisait des calculs dans un petit calepin.

— Conduis le commissaire dans la salle à manger, Anna…

— Mais non, protesta celui-ci. Je ne fais qu’entrer et sortir…

— Donnez-moi votre manteau…

Et Maigret s’avisait que Mme Peeters avait une belle voix grave, profonde, cordiale, qu’un léger accent flamand rendait encore plus savoureuse.

— Vous prendrez bien une tasse de café ?

Il voulut savoir ce qu’elle faisait avant son arrivée. À sa place, il vit des lunettes à monture d’acier, le journal du jour.

La respiration du vieillard paraissait scander la vie de la maison. Anna refermait son calepin, mettait un protège-pointe au crayon, se levait et allait prendre une tasse sur une étagère.

— Vous m’excusez… murmura-t-elle.

— J’espérais faire la connaissance de votre sœur Maria.

Mme Peeters hocha la tête d’un air douloureux. Anna expliqua :

— Vous ne la verrez pas d’ici quelques jours, à moins d’aller lui rendre visite à Namur. Une de ses collègues, qui habite également Givet, est venue tout à l’heure… Maria descendait du train, ce matin, quand elle s’est foulé la cheville…

— Où est-elle ?

— À l’école… Elle y a droit à une chambre…

Mme Peeters soupirait en hochant toujours la tête :

— Je ne sais pas ce que nous avons fait au Bon Dieu !

— Et Joseph ?

— Il ne reviendra pas avant samedi… C’est vrai que c’est déjà demain…

— Votre cousine Marguerite ne vous a pas rendu visite ?

— Non ! Je l’ai vue aux vêpres…

On versait du café bouillant dans la tasse. Mme Peeters sortait et revenait avec un petit verre, une bouteille de genièvre.

— C’est du vieux schiedam.

Il s’assit. Il n’espérait rien apprendre. Peut-être même sa présence était-elle en partie étrangère à l’affaire.

La maison lui rappelait une enquête qu’il avait faite en Hollande, avec pourtant des différences qu’il était incapable de définir. C’était le même calme, la même lourdeur de l’air, la même sensation que l’atmosphère n’est pas fluide, mais constitue un corps solide qu’on va briser en remuant.

De temps en temps l’osier du fauteuil avait un craquement sans que le vieillard eût bougé. Et son souffle rythmait toujours la vie, la conservation.

Anna dit quelque chose en flamand et Maigret, qui en avait appris quelques mots à Delfzijl, comprit à peu près :

— Tu aurais dû donner un plus grand verre…

Parfois un homme chaussé de sabots passait sur le quai. On entendait la pluie crépiter sur la vitre de la devanture.

— Vous m’avez dit qu’il pleuvait, n’est-ce pas ? Aussi fort qu’aujourd’hui ?…

— Oui… Je pense…

Et les deux femmes, à nouveau assises, le regardaient saisir son verre et le porter à ses lèvres.

Anna n’avait pas la finesse de traits de sa mère, ni son sourire bienveillant, tout plein d’indulgence. Selon son habitude, elle ne quittait pas Maigret des yeux.

Avait-elle remarqué l’absence du portrait dans sa chambre ? Sans doute que non ! Sinon elle eût été troublée.

— Il y a trente-cinq ans que nous sommes ici, monsieur le commissaire… disait Mme Peeters. Mon mari s’y est d’abord établi comme vannier, dans la même maison à laquelle, plus tard, on a seulement ajouté un étage…

Maigret pensait à autre chose, à Anna plus jeune de cinq ans accompagnant Gérard Piedbœuf aux grottes de Rochefort.

Qu’est-ce qui l’avait poussée dans les bras de son compagnon ? Pourquoi s’était-elle donnée ? Quelles avaient été ses pensées après ?…

Il avait l’impression que c’était la seule aventure de sa vie, qu’elle n’en aurait plus…

C’était un envoûtement que le rythme de vie de cette maison. Le genièvre mettait une chaleur sourde sous le crâne de Maigret. Il percevait les moindres petits bruits, les craquements du fauteuil, le ronflement du vieux, les gouttes de pluie sur un appui de fenêtre…

— Vous devriez me jouer à nouveau le morceau de ce matin… dit-il à Anna.

Et, comme celle-ci hésitait, sa mère insista :

— Mais oui !… Elle joue bien, n’est-ce pas ?… Elle a pris des leçons pendant six ans, trois fois par semaine, avec le meilleur professeur de Givet…

La jeune fille quittait la cuisine. Les deux portes restaient ouvertes entre elle et le reste de la famille. Le couvercle du piano claquait.

Quelques notes paresseuses, à la main droite.

— Elle devrait chanter… murmura Mme Peeters. Marguerite chante mieux… On parlait même de lui faire suivre les cours du Conservatoire…

Les notes s’égrenaient dans la maison vide et sonore. Le vieillard ne s’éveillait pas et sa femme, inquiète pour la pipe qu’il pouvait lâcher, la lui prenait délicatement des mains et la pendait à un clou du mur.

Qu’est-ce que Maigret faisait encore là ? Il n’y avait rien à apprendre. Mme Peeters écoutait, tout en regardant son journal sans oser le reprendre. Anna s’accompagnait peu à peu de la main gauche. On devinait que c’était à cette même table que Maria, d’habitude, corrigeait les devoirs de ses élèves.

Et c’était tout !

Sauf que toute la ville accusait les Peeters d’avoir tué Germaine Piedbœuf, par un soir pareil !

Maigret sursauta en entendant la sonnette de la boutique. Un instant il eut la sensation qu’il était plus jeune de trois semaines, que la maîtresse de Joseph allait entrer, réclamer le montant de sa pension, les cent francs qu’on lui versait chaque mois pour l’entretien de l’enfant.

C’était un marinier en ciré, qui tendit une petite bouteille à Mme Peeters, et celle-ci la remplit de genièvre.

— Huit francs !

— Belges ?

— Français ! Dix francs belges…

Maigret se leva, traversa la boutique.

— Vous partez déjà ?

— Je reviendrai demain.

Dehors il vit le marinier qui regagnait son bateau. Il se retourna vers la maison. Elle ressemblait, avec sa vitrine lumineuse, à un décor de théâtre, surtout à cause de la musique qui continuait à s’en exhaler douce, sentimentale.

Est-ce que la voix d’Anna ne s’y mêlait pas ?


… Mais tu me reviendras…

Ô mon beau fiancé…

 

Maigret pataugeait dans la boue et la pluie était si drue que sa pipe s’éteignait.

C’était tout Givet maintenant qui lui faisait l’effet d’un décor de théâtre. Le marinier rentré à son bord, il n’y avait plus âme qui vive dehors. Rien que des lumières tamisées, à quelques fenêtres. Et le bruit de la Meuse en crue qui étouffait peu à peu le chant du piano.

Quand il eut parcouru deux cents mètres, il put voir à la fois, au fond du décor, la maison des Flamands et, au premier plan, l’autre maison, celle des Piedbœuf.

Il n’y avait pas de lumière à l’étage. Mais le corridor était éclairé. L’accoucheuse devait être seule avec l’enfant.

Maigret était maussade. C’était rare qu’il eût à ce point la sensation de l’inutilité de son effort.

Que venait-il faire là, en somme ? Il n’était pas en service commandé ! Des gens accusaient les Flamands d’avoir tué une jeune femme. Mais on n’était même pas sûr de la mort de celle-ci !

Est-ce que, fatiguée de sa pauvre vie de Givet, elle n’était pas à Bruxelles, à Reims, à Nancy ou à Paris, occupée à boire dans quelque brasserie avec des amis de rencontre ?

Et, si même elle était morte, l’avait-on tuée ? Découragée, n’avait-elle pas été attirée, en sortant de l’épicerie, par le fleuve bourbeux ?

Aucune preuve ! Aucun indice ! Machère qui marchait à fond, mais qui ne trouverait rien, si bien que d’un jour à l’autre le Parquet déciderait sans doute de classer l’affaire.

Alors, pourquoi Maigret se laissait-il mouiller, dans ce décor étranger ?

Juste en face de lui, de l’autre côté de la Meuse, il voyait l’usine dont la cour n’était éclairée que par une lampe électrique. Tout près de la grille, un corps de garde avec de la lumière.

Le père Piedbœuf avait pris son service. Qu’est-ce qu’il faisait, toute la nuit, là-bas ?

Et voilà que, sans savoir au juste pourquoi, le commissaire, les mains enfoncées dans les poches, se dirigeait vers le pont. Dans le café où il avait bu un grog le matin, une douzaine de mariniers et de patrons de remorqueurs parlaient si fort qu’on les entendait du quai. Mais il ne s’arrêta pas.

Le vent faisait vibrer les longerons d’acier du pont remplaçant le pont de pierre détruit pendant la guerre.

Et, sur l’autre rive, le quai n’était même pas empierré. Il fallait patauger dans la boue. Un chien qui rôdait se colla contre le mur blanchi à la chaux.

Dans la grille fermée, une petite porte était aménagée. Et aussitôt Maigret vit Piedbœuf qui venait coller le visage à la vitre du corps de garde.

— Bonsoir !

L’homme portait une vieille veste militaire qu’il avait fait teindre en noir. Il fumait la pipe, lui aussi. Et, au milieu de la pièce, il y avait un petit poêle dont le tuyau, après deux coudes, allait s’enfoncer dans le mur.

— Vous savez qu’on n’a pas le droit…

— D’entrer ici la nuit ! Ça va !

Un banc de bois. Une chaise à fond de paille. Le pardessus de Maigret commençait déjà à fumer.

— Vous restez toute la nuit dans cette pièce ?

— Pardon ! Je dois faire trois rondes dans les cours et dans les ateliers.

De loin, ses grosses moustaches grises pouvaient faire illusion. De près, c’était un bonhomme timide, prêt à se replier sur lui-même, ayant au plus haut point le sens de l’humilité de sa condition. Maigret l’impressionnait. Il ne savait que lui dire.

— En somme, vous vivez toujours seul… La nuit ici… Le matin dans votre lit… Et l’après-midi ?…

— Je fais le jardin !

— Celui de l’accoucheuse ?

— Oui… On partage les légumes…

Maigret remarqua des rondeurs dans la cendre. Il fouilla celle-ci du bout du tisonnier, découvrit des pommes de terre non épluchées. Il comprit. Il imagina l’homme, tout seul, vers le milieu de la nuit, mangeant ses pommes de terre en regardant dans le vide.

— Votre fils ne vient jamais vous voir à l’usine ?

— Jamais !

Ici encore des gouttes de pluie tombaient une à une devant la porte, donnant une cadence irrégulière à la vie.

— Vous croyez vraiment que votre fille a été assassinée ?

L’homme ne répondit pas tout de suite. Il ne savait où poser son regard.

— Du moment que Gérard…

— Elle ne se serait pas tuée… Elle ne serait pas partie…

C’était d’un tragique inattendu. L’homme bourrait machinalement sa pipe.

— Si je ne croyais pas que ces gens-là…

— Vous connaissiez bien Joseph Peeters ?

Et Piedbœuf détournait la tête.

— Je savais qu’il ne l’épouserait pas… Ce sont des gens riches… Et nous…

Il y avait au mur une belle horloge électrique, seul luxe de cet abri. En face un tableau noir, sur lequel on avait écrit à la craie : pas d’embauche.

Près de la porte enfin, un appareil compliqué, pour enregistrer à l’aide d’une grande roue l’heure d’entrée et de sortie du personnel.

— C’est l’heure de la ronde…

Maigret faillit lui proposer de la faire avec lui, pour pénétrer plus avant dans la vie de cet homme. Piedbœuf endossait un ciré informe qui lui battait les talons, prenait dans un coin une lanterne-tempête tout allumée, dont il n’eut qu’à relever la mèche.

— Je ne comprends pas pourquoi vous êtes contre nous… C’est peut-être naturel, après tout !… Gérard dit que…

Mais la pluie les interrompit, car ils atteignaient la cour. Piedbœuf conduisit son hôte jusqu’à la grille qu’il allait refermer avant de faire sa ronde.

Un étonnement de plus pour le commissaire. De là, il apercevait un paysage coupé en tranches égales par les barreaux de fer : les péniches amarrées de l’autre côté du fleuve, la maison des Flamands et sa vitrine éclairée, le quai où des lampes électriques dessinaient de cinquante en cinquante mètres des cercles de lumière.

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