Simenon, Georges - Maigret aux assises
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GEORGES SIMENON
MAIGRET AUX ASSISES
PRESSES DE LA CITÉ
1960
À Denise
CHAPITRE PREMIER
Était-il venu ici deux cents, trois cents fois ? davantage encore ? Il n’avait pas envie de les compter, ni de se remémorer chaque cas en particulier, même les plus célèbres, ceux qui étaient entrés dans l’histoire judiciaire, car c’était le côté le plus pénible de sa profession.
La plupart de ses enquêtes, pourtant, n’aboutissaient-elles pas à la Cour d’Assises, comme aujourd’hui, ou en Correctionnelle ? Il aurait préféré l’ignorer, en tout cas rester à l’écart de ces derniers rites auxquels il ne s’était jamais complètement habitué.
Dans son bureau du quai des Orfèvres, la lutte qui s’achevait le plus souvent aux petites heures du matin était encore une lutte d’homme à homme, pour ainsi dire à égalité.
Quelques couloirs à franchir, quelques escaliers, et c’était un décor différent, un autre monde, où les mots n’avaient plus le même sens, un univers abstrait, hiératique, à la fois solennel et saugrenu.
Il venait, en compagnie des autres témoins, de quitter le prétoire aux boiseries sombres où se mélangeaient la lumière des globes électriques et la grisaille d’un après-midi pluvieux. L’huissier, que Maigret aurait juré avoir toujours connu aussi vieux, les conduisait vers une pièce plus petite, comme un maître d’école conduit ses élèves, et leur désignait les bancs scellés aux murs.
La plupart allaient s’asseoir docilement et, obéissant aux recommandations du président, ne disaient pas un mot, hésitaient même à regarder leurs compagnons.
Ils regardaient droit devant eux, tendus, renfermés, conservant leur secret pour l’instant solennel où, tout à l’heure, seuls au milieu d’un espace impressionnant, ils seraient interrogés.
On était un peu dans la sacristie. Quand, enfant, il allait chaque matin servir la messe à l’église du village, Maigret éprouvait le même trouble en attendant de suivre le curé vers l’autel éclairé par des cierges tremblotants. Il entendait les pas des fidèles invisibles qui allaient prendre leur place, les allées et venues du sacristain.
De même, à présent, pouvait-il suivre la cérémonie rituelle qui se déroulait de l’autre côté de la porte. Il reconnaissait la voix du président Bernerie, le plus minutieux, le plus tatillon des magistrats, mais peut-être aussi le plus scrupuleux et le plus passionné dans la recherche de la vérité. Maigre et mal portant, les yeux fiévreux, la toux sèche, il avait l’air d’un saint de vitrail.
Puis c’était la voix du procureur Aillevard, qui occupait le siège du ministère public.
Enfin des pas s’approchaient, ceux de l’huissier audiencier qui, entrebâillant l’huis, appelait :
— Monsieur le commissaire de police Segré.
Segré, qui ne s’était pas assis, adressait un coup d’œil à Maigret et pénétrait dans le prétoire, en pardessus, son chapeau gris à la main. Les autres le suivaient un instant des yeux, pensant que ce serait bientôt leur tour et se demandant avec angoisse comment ils allaient se comporter.
On voyait un peu de ciel incolore à travers des fenêtres inaccessibles, si haut placées qu’on les ouvrait et les fermait à l’aide d’une corde, et la lumière électrique sculptait les visages aux yeux vides.
Il faisait chaud, mais c’eût été inconvenant de retirer son pardessus. Il existait des rites, auxquels chacun, de l’autre côté de la porte était attentif, et peu importait si Maigret venait en voisin, à travers les couloirs du Palais sombre : il portait un manteau comme les autres, et tenait son chapeau à la main.
On était en octobre. Le commissaire n’était rentré de vacances que depuis deux jours, dans un Paris noyé sous une pluie qui semblait ne pas devoir finir. Il avait retrouvé le boulevard Richard-Lenoir, puis son bureau, avec un sentiment qu’il aurait eu de la peine à définir et où il entrait sans doute autant de plaisir que de mélancolie.
Tout à l’heure, quand le président lui demanderait son âge, il répondrait :
— Cinquante-trois ans.
Et cela signifiait que, selon les règlements, il serait mis à la retraite dans deux ans.
Il y avait souvent pensé et souvent pour s’en réjouir. Mais, cette fois, à son retour de vacances, cette retraite n’était plus une notion vague ou lointaine ; c’était un aboutissement logique, inéluctable, quasi immédiat.
L’avenir, au cours des trois semaines passées dans la Loire, s’était matérialisé en même temps que les Maigret achetaient enfin la maison où s’écouleraient leurs vieux jours.
Cela s’était fait presque à leur corps défendant. Ils étaient descendus, comme les années précédentes, dans un hôtel de Meung-sur-Loire où ils avaient leurs habitudes et où les patrons, les Fayet, les considéraient de la famille.
Des affiches, sur les murs de la petite ville, annonçaient la mise en adjudication d’une maison en bordure de la campagne. Ils étaient allés la visiter, Mme Maigret et lui. C’était une très vieille bâtisse qui, avec son jardin entouré de murs gris, faisait penser à un presbytère.
Ils avaient été séduits par les couloirs dallés de bleu, par la cuisine aux grosses poutres qui était de trois marches en contrebas du sol et qui avait encore sa pompe dans un coin ; le salon sentait le parloir de couvent et, partout, les fenêtres à petits carreaux découpaient mystérieusement les faisceaux de soleil.
À la vente, les Maigret, debout au fond de la pièce, s’étaient plusieurs fois interrogés du regard et ils avaient été surpris quand le commissaire avait levé la main tandis que des paysans se retournaient... Deux fois ?... Trois fois ?... Adjugé !
Pour la première fois de leur vie, ils étaient propriétaires et, le lendemain déjà, ils faisaient venir plombier et menuisier.
Ils avaient même, les derniers jours, commencé à courir les antiquaires de la région.
Ils avaient acheté, entre autres, un coffre à bois aux armes de François Ier, qu’ils avaient placé dans le couloir du rez-de-chaussée, près de la porte du salon, où se trouvait une cheminée de pierre.
Maigret n’en avait parlé ni à Janvier ni à Lucas, à personne, un peu comme s’il avait honte de préparer ainsi l’avenir, comme si c’eût été une trahison à l’égard du quai des Orfèvres.
La veille, il lui avait semblé que son bureau n’était plus tout à fait le même et, ce matin, dans la chambre des témoins, à écouter les échos du prétoire, il commençait à se sentir un étranger.
Dans deux ans, il pécherait à la ligne et, sans doute, les après-midi d’hiver, irait-il jouer à la belote avec quelques habitués, dans un coin de café où il avait commencé à prendre des habitudes.
Le président Bernerie posait des questions précises, auxquelles le commissaire de police du IXe arrondissement répondait avec non moins de précision.
Sur les bancs, autour de Maigret, les témoins, hommes et femmes, avaient tous défilé dans son bureau et certains y avaient passé plusieurs heures. Est-ce parce qu’ils étaient impressionnés par la solennité du lieu qu’ils semblaient ne pas le reconnaître ?
Ce n’était plus lui, il est vrai, qui allait les questionner. Ils ne se trouveraient plus en face d’un homme comme eux, mais devant un appareil impersonnel, et ce n’était même pas certain qu’ils comprendraient les questions qui leur seraient posées.
La porte s’entrouvrait. C’était son tour. Comme son collègue du IXe, il tenait son chapeau à la main et, sans regarder à gauche ni à droite, il se dirigeait vers la balustrade en demi-lune destinée aux témoins.
— Vos nom, prénoms, âge et qualité...
— Maigret, Jules, cinquante-trois ans, commissaire divisionnaire à la Police Judiciaire de Paris.
— Vous n’êtes pas parent de l’accusé ni à son service... Devez la main droite... Jurez de dire la vérité, rien que la vérité...
— Je le jure...
Il voyait, à sa droite, les silhouettes des jurés, des visages qui sortaient, plus clairs, de la pénombre et, à gauche, derrière les robes noires des avocats, l’accusé, assis entre deux gardes en uniforme, le menton sur ses mains croisées, qui le fixait intensément.
Ils avaient passé de longues heures, tous les deux, en tête à fête, dans le bureau surchauffé du quai des Orfèvres, et il leur était arrivé d’interrompre un interrogatoire pour manger des sandwiches et boire de la bière en bavardant comme des copains.
— Écoutez, Meurant...
Peut-être Maigret l’avait-il parfois tutoyé ?
Ici, une barrière infranchissable se dressait entre eux et le regard de Gaston Meurant était aussi neutre que celui du commissaire.
Le président Bernerie et Maigret se connaissaient aussi, non seulement pour avoir bavardé dans les couloirs, mais parce que c’était le trentième interrogatoire que l’un faisait subir à l’autre.
Il n’en restait aucune trace. Chacun jouait son rôle comme s’ils eussent été des inconnus, les officiants d’une cérémonie aussi ancienne et rituelle que la messe.
— C’est bien vous, monsieur le divisionnaire, qui avez dirigé l’enquête au sujet des faits dont le tribunal est saisi ?
— Oui, monsieur le Président.
— Tournez-vous vers messieurs les jurés et dites-leur ce que vous savez.
— Le 28 février dernier, vers une heure de l’après-midi, je me trouvais dans mon bureau du quai des Orfèvres lorsque j’ai reçu un coup de téléphone du commissaire de police du IXe arrondissement. Celui-ci m’annonçait qu’un crime venait d’être découvert rue Manuel, à deux pas de la rue des Martyrs, et qu’il se rendait sur les lieux. Quelques instants plus tard, un coup de téléphone du parquet m’enjoignait de m’y rendre à mon tour et d’y envoyer les spécialistes de l’identité judiciaire et du laboratoire.
Maigret entendait quelques toux, derrière lui, des semelles qui remuaient sur le plancher. C’était la première affaire de la saison judiciaire et toutes les places étaient occupées. Probablement y avait-il des spectateurs debout, au fond, près de la grande porte gardée par des hommes en uniforme.
Le président Bernerie appartenait à cette minorité de magistrats qui, appliquant le code de procédure pénale à la lettre, ne se contentent pas d’entendre, aux Assises, un résumé de l’instruction, mais reconstituent celle-ci dans ses moindres détails.
— Vous avez trouvé le parquet sur les lieux ?
— Je suis arrivé quelques minutes avant le substitut. J’ai trouvé sur place le commissaire Segré, accompagné de son secrétaire et de deux inspecteurs du quartier. Ni l’un ni les autres n’avaient touché à quoi que ce fût.
— Dites-nous ce que vous avez vu.
— La rue Manuel est une rue paisible, bourgeoise, peu passante, qui donne dans le bas de la rue des Martyrs. L’immeuble portant le numéro 27 bis se trouve à peu près au milieu de cette rue. La loge de la concierge n’est pas au rez-de-chaussée, mais à l’entresol. L’inspecteur qui m’attendait m’a conduit au second étage on j’ai vu deux portes donnant sur le palier. Celle de droite était entrouverte et, sur une petite plaque de cuivre, se lisait un nom : Mme Faverges.
Maigret savait que, pour le président Bernerie, tout comptait et qu’il ne devait rien omettre s’il ne voulait pas se faire rappeler sèchement à l’ordre.
— Dans l’entrée, éclairée par une lampe électrique à verre dépoli, je n’ai remarqué aucun désordre.
— Un instant. Y avait-il, sur la porte, des traces d’effraction ?
— Non. Elle a été examinée plus tard par des spécialistes. La serrure a été démontée. Il est établi que l’on ne s’est servi d’aucun des instruments généralement utilisés pour les effractions.
— Je vous remercie. Continuez.
— L’appartement se compose de quatre pièces, en plus de l’antichambre. En face de celle-ci se trouve un salon, dont la porte vitrée est garnie de rideaux crème. C’est dans cette pièce, qui communique, par une autre porte vitrée, avec la salle à manger, que j’ai aperçu les deux cadavres.
— Où se trouvaient-ils exactement ?
— Celui de la femme, que j’ai su ensuite s’appeler Léontine Faverges, était étendu sur le tapis, la tête tournée vers la fenêtre. La gorge avait été tranchée à l’aide d’un instrument qui ne se trouvait plus dans la pièce et on voyait, sur le tapis, une mare de sang de plus de cinquante centimètres de diamètre. Quant au corps de l’enfant...
— Il s’agit, n’est-ce pas, de la jeune Cécile Perrin, âgée de quatre ans, qui vivait habituellement avec Léontine Faverges ?
— Oui, monsieur le Président. Le corps était recroquevillé sur un canapé Louis XV, le visage enfoui sous des coussins de soie. Comme le médecin de quartier puis, un peu plus tard, le docteur Paul, l’ont constaté, l’enfant, après avoir subi un début de strangulation, a été étouffée par ces coussins...
Il y eut une rumeur dans la salle, mais il suffit au président de lever la tête, de parcourir des yeux les rangs de spectateurs, pour que le silence se rétablît.
— Après la descente du parquet, vous êtes resté dans l’appartement jusqu’au soir avec vos collaborateurs ?
— Oui, monsieur le Président.
— Dites-nous quelles constatations vous avez faites.
Maigret n’hésita que quelques secondes.
— Dès l’abord, j’ai été frappé par le mobilier et par la décoration. Sur ses papiers, Léontine Faverges était donnée comme sans profession. Elle vivait en petite rentière, prenant soin de Cécile Perrin dont la mère, entraîneuse de cabaret, ne pouvait s’occuper personnellement.
Cette mère, Juliette Perrin, il l’avait aperçue en entrant dans la salle, assise au premier rang des spectateurs, car elle s’était portée partie civile. Ses cheveux étaient d’un roux artificiel et elle portait un manteau de fourrure.
— Dites-nous exactement ce qui, dans l’appartement, vous a surpris.
— Une recherche inhabituelle, un style spécial qui m’a rappelé certains appartements d’avant les lois sur la prostitution. Le salon, par exemple, était trop feutré, trop moelleux, avec une profusion de tapis, de coussins et, sur les murs, de gravures galantes. Les abat-jour étaient de couleur tendre, tout comme dans les deux chambres à coucher où il y avait plus de miroirs qu’on n’en voit d’habitude. J’ai appris, par la suite, qu’en effet Léontine Faverges utilisait autrefois son appartement comme maison de rendez-vous. Après la promulgation des nouvelles lois, elle a continué un certain temps. La brigade des mœurs a eu à s’occuper d’elle et ce n’est qu’après plusieurs amendes qu’elle s’est résignée à cesser toute activité.
— Vous avez pu établir quelles étaient ses ressources ?
— Au dire de la concierge, des voisines et de tous ceux qui la connaissaient, elle avait de l’argent de côté, car elle n’avait jamais été gaspilleuse. Née Meurant, sœur de la mère de l’accusé, elle est arrivée à Paris à l’âge de dix-huit ans et a travaillé quelque temps comme vendeuse dans un grand magasin. À vingt ans, elle a épousé un nommé Faverges, représentant de commerce, qui est mort trois ans plus tard dans un accident d’auto. Le couple habitait alors Asnières. Pendant quelques années, on a vu la jeune femme fréquenter les brasseries de la rue Royale et sa fiche a été retrouvée à la brigade des mœurs.