Simenon, Georges - Maigret et son mort
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GEORGES SIMENON
MAIGRET ET SON MORT
LE LIVRE DE POCHE
2003
CHAPITRE PREMIER
— Pardon, Madame…
Après des minutes de patients efforts, Maigret parvenait enfin à interrompre sa visiteuse...
— Vous me dites à présent que votre fille vous empoisonne lentement...
— C’est la vérité...
— Tout à l’heure, vous m’avez affirmé avec non moins de force que c’était votre beau-fils qui s’arrangeait pour croiser la femme de chambre dans les couloirs et pour verser du poison soit dans votre café, soit dans une de vos nombreuses tisanes...
— C’est la vérité...
— Néanmoins... – il consulta ou feignit de consulter les notes qu’il avait prises au cours de l’entretien, lequel durait depuis plus d’une heure – vous m’avez appris en commençant que votre fille et son mari se haïssent...
— C’est toujours la vérité, monsieur le commissaire.
— Et ils sont d’accord pour vous supprimer ?
— Mais non ! Justement... Ils essayent de m’empoisonner séparément, comprenez-vous ?...
— Et votre nièce Rita ?
— Séparément aussi...
On était en février. Le temps était doux, ensoleillé, avec parfois un nuage mou de giboulée qui humectait le ciel. Trois fois pourtant, depuis que sa visiteuse était là, Maigret avait tisonné son poêle, le dernier poêle de la P. J., qu’il avait eu tant de peine à conserver lorsqu’on avait installé le chauffage central quai des Orfèvres.
La femme devait être en nage sous son manteau de vison, sous la soie noire de sa robe, sous l’amoncellement de bijoux qui l’ornaient partout, aux oreilles, au cou, aux poignets, au corsage, comme une bohémienne. Et c’était à une bohémienne qu’elle faisait penser plutôt qu’à une grande dame, avec ses fards violents qui tout à l’heure formaient croûte et qui se mettaient à fondre.
— En somme, trois personnes cherchent à vous empoisonner.
— Elles ne cherchent pas... Elles ont commencé...
— Et vous prétendez qu’elles agissent à l’insu l’une de l’autre...
— Je ne prétends pas, je suis sûre...
Elle avait le même accent roumain qu’une célèbre actrice des Boulevards, les mêmes vivacités soudaines qui le faisaient à chaque fois tressaillir.
— Je ne suis pas folle... Lisez... Vous connaissez le professeur Touchard, je suppose ?... C’est lui qu’on appelle comme expert dans tous les grands procès...
Elle avait pensé à tout, y compris à consulter l’aliéniste le plus célèbre de Paris et à lui demander un certificat attestant qu’elle avait toute sa raison !
Il n’y avait rien à faire, qu’à écouter patiemment et, pour la contenter, à crayonner de temps en temps quelques mots sur un bloc-notes. Elle s’était fait annoncer par un ministre qui avait téléphoné personnellement au directeur de la Police Judiciaire. Son mari, mort quelques semaines plus tôt, était conseiller d’État. Elle habitait rue de Presbourg, dans une de ces immenses maisons de pierre qui ont une façade sur la place de l’Étoile.
— Pour mon gendre, voici comment ça se passe... J’ai étudié la question... Il y a des mois que je l’épie...
— Il avait donc commencé du temps de votre mari ?
Elle lui tendait un plan, qu’elle avait dessiné avec soin, du premier étage de la maison.
— Ma chambre est marquée A... Celle de ma fille et de son mari B... Mais Gaston ne couche plus dans cette chambre depuis un certain temps...
Le téléphone, enfin, qui allait donner à Maigret un instant de répit.
— Allô... Qui est à l’appareil ?...
Le standardiste, d’habitude, ne lui passait les communications que dans les cas urgents.
— Excusez-moi, monsieur le commissaire... Un type, qui ne veut pas dire son nom, insiste tellement pour vous avoir au bout du fil... Il me jure que c’est une question de vie ou de mort...
— Et il veut me parler personnellement ?
— Oui... Je vous le donne ?
Et Maigret entendait une voix anxieuse qui prononçait :
— Allô !... C’est vous ?...
— Commissaire Maigret, oui...
— Excusez-moi... Mon nom ne vous dirait rien... Vous ne me connaissez pas, mais vous avez connu ma femme, Nine... Allô !... Il faut que je vous dise tout, très vite, car il va peut-être arriver…
Maigret pensa d’abord :
« Allons ! Un autre fou... C’est le jour... »
Car il avait remarqué que les fous vont généralement par série, comme si certaines lunes les influençaient. Il se promit, tout à l’heure, de consulter le calendrier.
— J’ai d’abord voulu aller vous voir... J’ai longé le quai des Orfèvres, mais je n’ai pas osé entrer, parce qu’il était sur mes talons... Je suppose qu’il n’aurait pas hésiter à tirer...
— De qui parlez-vous ?
— Un moment... Je ne suis pas loin... En face de votre bureau dont, il y a un instant, je pouvais voir la fenêtre... Quai des Grands-Augustins... Vous connaissez un petit café qui s’appelle Aux Caves du Beaujolais... Je viens de pénétrer dans la cabine... Allô !... Vous m’écoutez ?
Il était onze heures dix du matin, et Maigret, machinalement, nota l’heure sur son bloc, puis le nom du café.
— J’ai envisagé toutes les solutions possibles... Je me suis adressé à un sergent de ville place du Châtelet...
— Quand ?
— Il y a une demi-heure... Un des hommes était sur mes talons... C’était le petit brun... Car il y en a plusieurs qui se relaient... Je ne suis pas sûr de les reconnaître tous... Je sais que le petit brun en est…
Un silence.
— Allô !... appela Maigret.
Le silence durait quelques instants, puis on entendait à nouveau la voix.
— Excusez-moi... J’ai entendu quelqu’un entrer dans le café et j’ai cru que c’était lui... J’ai entrouvert la porte de la cabine pour voir, mais ce n’est qu’un garçon livreur... Allô !...
— Qu’est-ce que vous avez dit à l’agent ?
— Que des types me suivent depuis hier soir... Non, depuis hier après-midi, plus exactement... Qu’ils guettent sûrement une occasion de me tuer... Je lui ai demandé d’arrêter celui qui était derrière moi...
— L’agent a refusé ?
— Il m’a demandé de lui montrer l’homme et, quand j’ai voulu le faire, je ne l’ai plus trouvé... Alors il ne m’a pas cru... J’en ai profité pour m’engouffrer dans le métro... J’ai sauté dans un wagon et j’en suis descendu au moment où la rame partait... J’ai traversé tous les couloirs... Je suis ressorti en face du Bazar de l’Hôtel-de-Ville et j’ai traversé les magasins aussi...
Il avait dû marcher vite, sinon courir, car il en avait la respiration courte et sifflante.
— Ce que je vous demande, c’est de m’envoyer tout de suite un inspecteur en civil... Aux Caves du Beaujolais... Il ne faut pas qu’il me parle... Qu’il fasse semblant de rien... Je sortirai... Presque sûrement, l’autre se mettra à me suivre... Il suffira de l’arrêter, et je viendrai vous voir, je vous expliquerai...
— Allô !
— Je dis que je...
Silence. Des bruits confus.
— Allô !... Allô !...
Plus personne au bout du fil.
— Je vous disais..., reprenait, imperturbable, la vieille femme aux poisons, voyant Maigret raccrocher.
— Un instant, voulez-vous ?
Il allait ouvrir la porte qui communiquait avec le bureau des inspecteurs.
— Janvier... Mets ton chapeau et cours en face, quai des Grands-Augustins... Il y a un petit café qui s’appelle Aux Caves du Beaujolais... Tu demanderas si le type qui vient de téléphoner est encore là...
Il décrocha son appareil.
— Donnez-moi les Caves du Beaujolais...
En même temps il regardait par la fenêtre et, de l’autre côté de la Seine, là où le quai des Grands-Augustins forme rampe pour atteindre le pont Saint-Michel, il pouvait apercevoir la devanture étroite d’un bistrot d’habitués où il lui était arrivé d’entrer à l’occasion pour boire un verre au comptoir. Il se souvenait qu’on descendait une marche, que la salle était fraîche, que le patron portait un tablier noir de caviste.
Un camion, arrêté en face du café, empêchait de voir la porte. Des gens passaient sur le trottoir.
— Voyez-vous, monsieur le commissaire...
— Un moment, madame, je vous prie !
Et il bourrait minutieusement sa pipe en regardant toujours dehors.
Cette vieille femme-là, avec ses histoires d'empoisonnement, allait lui faire perdre sa matinée, sinon davantage. Elle avait apporté avec elle des tas de papiers, des plans, des certificats, voire des analyses d'aliments qu'elle avait eu soin de faire faire par son pharmacien.
— Je me suis toujours méfiée, vous comprenez ?...
Elle répandait un parfum violent, écœurant, qui avait envahi le bureau et qui était parvenu à anéantir la bonne odeur de pipe.
— Allô !... Vous n'avez pas encore le numéro que je vous ai demandé ?
— Je l'appelle, monsieur le commissaire... Je ne cesse pas de l'appeler... C'est toujours occupé... A moins qu'on ait oublié de raccrocher...
Janvier, sans veston, la démarche dégingandée, traversait le pont, pénétrait un peu plus tard dans le bistrot. Le camion se décidait à démarrer, mais on ne voyait pas l'intérieur du café, où il faisait trop sombre. Quelques minutes encore. Le téléphone sonna.
— Voilà, monsieur le commissaire... J'ai votre numéro... Cela sonne...
— Allô !... Qui est à l'appareil ? C'est toi, Janvier ? Le téléphone était décroché ?... Eh bien ?
— Il y avait en effet ici un petit bonhomme qui téléphonait...
— Tu l'as vu ?
— Non... Il était parti quand je suis arrivé... Il paraît qu'il regardait tout le temps par la vitre de la cabine, entrouvrant sans cesse la porte de celle-ci...
— Et alors ?
— Un client est entré, a tout de suite jeté un coup d'œil vers le téléphone et a commandé un verre d'alcool au comptoir... Dès que l'autre l'a vu, il a interrompu sa communication...
— Ils sont partis tous les deux ?
Oui, l'un derrière l'autre...
— Essaie d'obtenir du patron une description aussi minutieuse que possible des deux types... Allô !... Tant que tu y es, reviens par la place du Châtelet... Questionne les différents agents en faction... Essaie de savoir si l'un d'eux, il y a environ trois quarts d'heure, a été interpellé par le même bonhomme qui a dû lui demander d'arrêter son suiveur...
Quand il raccrocha, la vieille femme le regardait avec satisfaction et approuvait, comme si elle allait lui donner un bon point :
— C'est exactement de cette façon que je comprends une enquête... Vous ne perdez pas de temps... Vous pensez à tout...
Il se rassit en soupirant. Il avait failli ouvrir la fenêtre, car il commençait à étouffer dans la pièce surchauffée, mais il ne voulait pas perdre une chance d'abréger la visite de la protégée du ministre.
Aubain-Vasconcelos. C'est ainsi qu'elle s'appelait. Ce nom devait lui rester gravé dans la mémoire, et pourtant il ne la revit plus. Mourut-elle dans les prochains jours ? Probablement pas. Il en aurait entendu parler. Peut-être l'avait-on enfermée ? Peut-être, découragée par la police officielle, s'était-elle adressée à une agence privée ? Peut-être encore s'était-elle réveillée le lendemain avec une autre idée fixe ?
Toujours est-il qu'il en eut pour près d'une heure encore à l'entendre parler de tous ceux qui, dans la vaste maison de la rue de Presbourg, où la vie ne devait pas être drôle, lui versaient du poison à longueur de journée.
A midi, il put enfin ouvrir sa fenêtre, puis, la pipe aux dents, il entra chez le chef.
— Vous l'avez liquidée gentiment ?
— Aussi gentiment que possible.
— Il paraît qu'elle a été en son temps une des plus belles femmes d'Europe. J'ai vaguement connu son mari, l'homme le plus doux, le plus terne, le plus ennuyeux qu’il soit possible d’imaginer. Vous sortez, Maigret ?
Il hésita. Les rues commençaient à sentir le printemps. À la Brasserie Dauphine on avait déjà installé la terrasse, et la phrase du chef était une invitation à aller tranquillement y prendre l’apéritif avant le déjeuner.
— Je pense que je ferais mieux de rester... J’ai reçu, ce matin, un curieux coup de téléphone...
Il allait en parler quand la sonnerie retentit. Le directeur répondit, lui passa l’appareil.
— C’est pour vous, Maigret.
Et tout de suite le commissaire reconnut la voix, qui était plus anxieuse encore que le matin.
— Allô !... Nous avons été interrompus tout à l’heure... Il est entré... Il pouvait entendre à travers la porte de la cabine... J’ai eu peur...
— Où êtes-vous ?
— Au Tabac des Vosges, qui fait le coin de la place des Vosges et de la rue des Francs-Bourgeois... J’ai essayé de le semer... Je ne sais pas si j’ai réussirais je vous jure que je ne me trompe pas, qu’il va tenter de me tuer... C’est trop long à vous expliquer... J’ai bien pensé que les autres se moqueraient de moi, mais que vous, vous...
— Allô !
— Il est ici... Je... Excusez-moi...
Le chef regardait Maigret, qui avait pris son air grognon.
— Quelque chose qui ne va pas ?
— Je ne sais pas... C’est une histoire baroque... Vous permettez ?
Il décrocha un autre appareil.
— Donnez-moi tout de suite le Tabac des Vosges... Chez le patron, oui...
Et, au chef :
— Pourvu, que cette fois-ci, il n’ait pas oublié de raccrocher.
La sonnerie, presque aussitôt.
— Allô !... Le Tabac des Vosges ? C’est le patron qui est à l’appareil ?... Est-ce que le client qui vient de téléphoner est encore chez vous ?... Comment ?... Oui, allez vous en assurer... Allô !... Il vient de partir ?... Il a payé ?... Dites-moi... Un autre consommateur est-il entré pendant qu’il téléphonait ?... Non ?... À la terrasse ?... Voyez s’il y est encore... Il est parti aussi ?... Sans attendre l’apéritif qu’il avait commandé ?... Merci... Non... De la part de quoi ?... De la police... Rien d’ennuyeux, non...
C’est alors qu’il décida de ne pas accompagner le directeur à la Brasserie Dauphine. Quand il ouvrit la porte du bureau des inspecteurs, Janvier était rentré et l’attendait.
— Viens chez moi... Raconte...
— C’est un drôle de pistolet, patron... Un petit bonhomme vêtu d’un imperméable, avec un chapeau gris, des souliers noirs... Il est entré en coup de vent aux Caves du Beaujolais et s’est précipité vers la cabine en criant au marchand de vin : « Servez-moi ce que vous voudrez... » Par la vitre, le mastroquet le voyait s’agiter dans la cabine, gesticuler tout seul... Puis, quand l’autre client est entré, le premier est sorti de sa cabine comme un diable d’une boîte et est parti sans rien boire, sans rien dire, se précipitant vers la place Saint-Michel...