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Simenon, Georges - La guinguette à deux sous

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Tout était neuf, pimpant. Un cottage construit comme un jouet. Une décoration fantaisiste, avec profusion de rideaux à petits carreaux rouges, de vieux meubles normands, de poteries campagnardes.

La table de jeu était dressée dans une pièce de plain-pied qui communiquait avec le jardin par une grande baie vitrée. Des bouteilles de vouvray trempaient dans un seau à champagne tout embué. Un plateau était chargé de liqueurs. Et Mme Basso, en tenue de marin, faisait les honneurs.

— Fine, quetsche, mirabelle ?… À moins que vous ne préfériez le vouvray ?…

De vagues présentations aux autres joueurs, qui n’appartenaient pas tous à la bande de la nuit précédente, mais qui étaient des amis du dimanche.

— Monsieur… hum !…

— Maigret !

— M. Maigret, qui joue au bridge…

C’était presque un décor d’opérette, tant les couleurs étaient vives, pimpantes. Rien qui fît penser que la vie est une chose sérieuse. Le gamin était monté dans une périssoire peinte en blanc et sa mère lui criait :

— Attention, Pierrot !

— Je vais à la rencontre de James !

— Un cigare, monsieur Maigret ?… Si vous aimez mieux la pipe, il y a du tabac dans ce pot… Ne craignez rien ! ma femme est habituée…

Juste en face, on voyait, sur l’autre rive, la petite maison de la guinguette à deux sous.

Et la première partie de l’après-midi fut sans histoire. Maigret nota pourtant que M. Basso ne jouait pas et qu’il paraissait un peu plus nerveux que le matin.

Son aspect était tout le contraire de celui d’un homme nerveux. Il était grand et fort, et surtout il respirait la vie par tous les pores de la peau. Un homme exubérant, un peu brutal, fait d’une pâte plébéienne.

M. Feinstein, lui, jouait avec tout le sérieux d’un véritable amateur de bridge et Maigret se fit plusieurs fois rappeler à l’ordre.

Vers trois heures, la bande de Morsang envahit le jardin, puis la pièce où l’on jouait. Quelqu’un mit le phonographe en marche. Mme Basso servit du vouvray, et un quart d’heure plus tard une demi-douzaine de couples dansaient autour des bridgeurs.

C’est à ce moment que M. Feinstein, tout accaparé par le jeu qu’il était en apparence, murmura :

— Tiens ! Où est passé notre ami Basso ?

— Je crois qu’il vient de monter dans un canot ! dit quelqu’un.

Maigret suivit le regard du chemisier, aperçut un canot qui accostait précisément à la rive d’en face, près de la guinguette à deux sous. M. Basso en sortait, se dirigeait vers la guinguette, revenait un peu plus tard, préoccupé en dépit de la fausse bonne humeur qu’il affichait.

Un autre incident, qui passa inaperçu. M. Feinstein gagnait. Mme Feinstein dansait avec Basso qui venait de rentrer. Et James, un verre de vouvray à la main, plaisantait :

— Il y en a qui sont incapables de perdre, même s’ils le voulaient !…

Le chemisier ne broncha pas. Il donnait les cartes. Maigret observait ses mains et il les trouva calmes comme d’habitude.

Une heure, deux heures s’écoulèrent de la sorte. Les danseurs commençaient à en avoir assez. Quelques invités s’étaient baignés. James, qui avait perdu aux cartes, se leva en grommelant :

— On change de crémerie !… Qui est-ce qui vient à la guinguette à deux sous ?…

Le hasard lui fit happer Maigret au passage.

— Viens avec moi, toi !

Il avait atteint le degré d’ivresse qu’il ne dépassait jamais, même s’il continuait à boire. Les autres se levaient à leur tour. Un jeune homme criait, les mains en porte-voix :

— Tout le monde à la guinguette !

— Attention de ne pas tomber.

James aidait le commissaire à monter dans son voilier de six mètres, poussait le bateau d’un coup de gaffe, s’asseyait dans le fond.

Mais il n’y avait pas un souffle de vent. La voile battait. C’est à peine si l’embarcation tenait tête au courant, pourtant peu sensible.

— On n’est pas pressés, hein !

Maigret remarqua que Marcel Basso et Feinstein montaient tous les deux dans le même canot à moteur, traversaient la rivière en quelques instants, débarquaient en face de la guinguette.

Puis venaient des bachots, des canoës. Parti le premier, le bateau de James restait bon dernier, faute de vent, et l’Anglais ne paraissait pas disposé à se servir des avirons.

— Ce sont de bons types !… murmura soudain James, comme s’il suivait sa pensée.

— Qui ?

— Tous ! Ils s’embêtent ! Ils n’en peuvent rien ! Tout le monde s’embête, dans la vie…

C’était cocasse, parce qu’il avait une mine béate au fond de son bateau et que le soleil polissait son crâne dénudé.

— C’est vrai que t’es dans la police ?

— Qui a dit cela ?

— Je ne sais pas… J’en ai entendu parler tout à l’heure… Bah ! c’est un métier comme un autre…

Et James bordait sa voile qu’une risée gonflait légèrement. Il était six heures. On entendait sonner la cloche de Morsang, à laquelle celle de Seineport répondait. La rive était encombrée par des roseaux fourmillant d’insectes. Et le soleil commençait à devenir rougeâtre.

— Qu’est-ce que tu…

James parlait. Mais il y eut un bruit sec qui coupa sa phrase net tandis que Maigret se levait d’un bond, menaçait de faire chavirer l’embarcation.

— Attention !… lui cria son compagnon.

Et il se pencha sur l’autre bord, saisit un aviron, se mit en devoir de godiller, les sourcils froncés, les prunelles inquiètes.

— La chasse n’est pourtant pas ouverte…

— C’est derrière la guinguette ! dit Maigret.

En approchant de celle-ci, on entendit le vacarme du piano mécanique et une voix angoissée qui criait :

— Arrêtez la musique !… Arrêtez la musique !

On courait. Un couple dansait encore, s’arrêta beaucoup plus tard que le piano. La vieille grand-mère sortait de la maison, un seau à la main, restait immobile à essayer de deviner ce qui se passait.

L’accostage fut difficile, à cause des roseaux. Maigret, en se précipitant, mit une jambe dans l’eau jusqu’au genou. James le suivait de sa démarche molle en grommelant des choses inintelligibles.

Il suffisait de suivre les gens qu’on voyait s’arrêter derrière le hangar servant de salle de danse. Le hangar contourné, on apercevait vin homme qui regardait la foule de ses gros yeux troubles et qui bégayait obstinément :

— Ce n’est pas moi !…

L’homme, c’était Basso. Il tenait à la main un petit revolver à crosse de nacre dont il semblait oublier l’existence.

— Où est ma femme ?… questionna-t-il en regardant les assistants comme s’il ne les reconnaissait pas.

Les autres la cherchaient. Quelqu’un dit :

— Elle est restée là-bas pour préparer le dîner.

Maigret dut atteindre le premier rang pour distinguer une forme étendue dans les hautes herbes, un complet gris, un chapeau de paille.

Ce n’était pas tragique du tout. C’était ridicule, de par la faute des spectateurs qui ne savaient pas ce qu’ils devaient faire. Ils restaient là, ahuris, hésitants, à regarder un Basso aussi ahuri et hésitant qu’eux.

Mieux : un des membres de la bande, qui était médecin, était tout près du corps étendu et n’osait pas se pencher. Il regardait les autres comme pour leur demander conseil.

De tragique, il y eut pourtant une toute petite chose. À certain moment, le corps bougea. Les jambes parurent chercher à s’arc-bouter. Les épaules esquissèrent un mouvement tournant. On aperçut une partie du visage de M. Feinstein.

Puis, toujours comme dans un grand effort, il se raidit et retomba lentement inerte.

Il venait seulement de mourir.

— Tâtez le cœur !… dit Maigret, d’une voix sèche, au médecin.

Et le commissaire, qui avait l’habitude de ces sortes de drames, ne perdait rien du spectacle, voyait tout à la fois, avec une netteté quasi irréelle.

Il y avait quelqu’un d’écroulé dans les derniers rangs, quelqu’un qui poussait des hurlements aigus : c’était Mme Feinstein, arrivée la dernière, parce qu’elle avait dansé la dernière. Des gens étaient penchés sur elle. Le patron de la guinguette s’approchait avec la mine soucieuse d’un paysan méfiant.

M. Basso, lui, respirait par saccades, bombait la poitrine pour la remplir d’air, apercevait soudain le revolver dans sa main crispée.

Il était abruti. Il regarda tour à tour les gens autour de lui, comme s’il se demandait à qui il devait tendre l’arme. Il répéta :

— Ce n’est pas moi…

Il cherchait toujours sa femme des yeux, malgré la réponse qu’on lui avait faite.

— Mort !… déclara le médecin en se redressant.

— Une balle ?

— Ici…

Et le docteur montra le défaut des côtes, chercha lui aussi sa femme qui n’était vêtue que d’un costume de bain.

— Vous avez le téléphone ? demanda Maigret au patron de la guinguette.

— Non… Il faut aller à la gare… ou à l’écluse…

Marcel Basso était vêtu d’un pantalon de flanelle blanche, d’une chemise ouverte sur la poitrine, qui mettait en valeur la largeur de son torse.

Or, on le vit osciller imperceptiblement, esquisser un geste comme pour chercher un appui et soudain s’asseoir dans l’herbe, à moins de trois mètres du cadavre, et se prendre la tête dans les mains.

La note comique ne manqua pas. Une voix de femme, toute fluette, fit dans le groupe :

— Il pleure !…

Elle croyait parler bas. Tout le monde l’entendit.

— Vous avez un vélo ? demanda encore Maigret au patron.

— Pour sûr.

— Eh bien ! allez à l’écluse avertir la gendarmerie…

— Celle de Corbeil ou celle de Cesson ?

— Peu importe !

Et Maigret examina Basso d’un air ennuyé, ramassa le revolver, dans le barillet duquel il ne manquait qu’une balle.

Un revolver de dame, joli comme un bijou. Et des balles minuscules, qu’on eût dites nickelées. Une seule avait suffi, pourtant, à couper le fil de la vie chez le chemisier !

C’est à peine s’il avait saigné. Une tache roussâtre sur son complet d’été. Il restait propre, tiré à quatre épingles comme d’habitude.

— Mado a une crise, dans la maison !… vint annoncer un jeune homme.

Mado, c’était Mme Feinstein, qu’on avait étendue sur le lit très haut des tenanciers. Tout le monde épiait Maigret. Il y eut un froid quand une voix, au bord de la rivière, lança :

— Coucou !… Où êtes-vous ?…

C’était Pierrot, le fils de Basso, qui abordait en périssoire et qui cherchait la bande.

— Allez vite !… Qu’on l’empêche d’approcher…

Marcel Basso se remettait. Il découvrait son visage, se redressait, confus de sa faiblesse d’un instant, semblait à nouveau chercher la personne à qui il devait s’adresser.

— J’appartiens à la Police judiciaire ! lui dit Maigret.

— Vous savez… ce n’est pas moi !…

— Voulez-vous me suivre un moment ?

Le commissaire s’adressa au médecin :

— Je compte sur vous pour empêcher qu’on touche au corps ! Et je vous demande à tous de nous laisser, M. Basso et moi.

Tout cela avait traîné comme une scène mal réglée dans l’atmosphère lourde, radieuse.

Des pêcheurs à la ligne passaient sur le chemin de halage, le panier à poissons sur le dos. Basso marchait à côté de Maigret.

— C’est quelque chose d’inouï !…

Il était sans vigueur, sans ressort. Dès qu’on avait contourné le hangar, on apercevait la rivière, la villa, sur l’autre rive, et Mme Basso qui rangeait les fauteuils d’osier abandonnés dans le jardin.

— Maman demande la clé de la cave ! cria le gamin, de sa périssoire.

Mais l’homme ne répondit rien. Son regard changeait, devenait celui d’une bête traquée.

— Dites-lui où est cette clé.

Il fit un grand effort pour clamer :

— Au crochet du garage !

— Comment ?

— Au crochet du garage !

Et l’on percevait vaguement l’écho :

— … rage !…

— Que s’est-il passé entre vous ? questionna Maigret en pénétrant dans le hangar au piano mécanique, où il n’y avait plus que des verres sur les tables.

— Je ne sais pas…

— À qui appartient le revolver ?

— Pas à moi !… Le mien est toujours dans ma voiture…

— Feinstein vous a attaqué ?

Un long silence. Un soupir.

— Je ne sais pas ! Je n’ai rien fait !… Surtout… surtout je jure que je ne l’ai pas tué…

— Vous aviez l’arme à la main quand…

— Oui… Je ne sais pas comment cela s’est fait…

— Vous prétendez que c’est un autre qui a tiré ?

— Non… je… vous ne pouvez pas vous figurer comme c’est terrible…

— Feinstein s’est suicidé ?

— Il a…

Il s’assit sur un banc, se prit une fois de plus la tête à deux mains. Et, comme un verre traînait sur la table, il le saisit, avala d’un trait son contenu, fit la grimace.

— Que va-t-il arriver ?… Vous m’arrêtez ?…

Et, regardant fixement Maigret, le front plissé :

— Mais… comment étiez-vous justement là ?… Vous ne pouviez pourtant pas savoir…

Il semblait s’efforcer de comprendre, de nouer ensemble des lambeaux d’idées. Il grimaçait.

— On dirait un piège qui…

La périssoire blanche revenait vers la berge après avoir touché l’autre rive.

— Papa !… La clé n’est pas au garage !… Maman demande…

Machinalement, Basso tâta ses poches. Du métal cliqueta. Il retira un trousseau de clés qu’il posa sur la table. Et ce fut Maigret qui traversa le chemin de halage, cria au gosse :

— Attention !… Attrape !…

— Merci, m’sieu !

Et la périssoire s’éloigna. Mme Basso, dans le jardin, dressait la table pour le dîner, avec la servante. Des canoës rentraient au Vieux-Garçon. Le débitant revenait en vélo de l’écluse où il était allé téléphoner.

— Vous êtes sûr que ce n’est pas vous qui avez tiré ?

L’autre haussa les épaules, soupira, ne répondit pas.

La périssoire abordait l’autre rive. On devinait la conversation entre la mère et le fils. Un ordre fut donné à la servante, qui entra dans la maison pour en sortir presque aussitôt.

Et Mme Basso, lui prenant les jumelles des mains, les braqua sur la guinguette à deux sous.

James était assis dans un coin, chez les débitants, et se versait de grands verres de cognac en caressant le chat qui s’était blotti sur ses genoux.


IV


Les rendez-vous rue Royale

Ce fut une semaine maussade, éreintante, toute remplie de tâches sans attrait, de petits déboires, de démarches délicates, dans un Paris torride dont un orage, chaque soir vers les six heures, transformait les rues en rivières.

Mme Maigret était toujours en vacances, écrivait : … le temps est magnifique et jamais les prunelles n’ont été si belles…

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