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Simenon, Georges - La guinguette à deux sous

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— Des trucs pour s’embrasser dans les coins, et tout le reste ! dit James avec mépris.

Il avait trente ans. Mais on sentait bien qu’il n’était pas l’homme à embrasser les femmes dans les coins.

— Je parie qu’il y en a déjà dans le fond du jardin…

Il observait la grand-mère pliée en deux au-dessus de son bassin à vaisselle.

— Donne-moi un torchon, tiens ! lui dit-il.

Et il se mit en devoir d’essuyer les verres et les assiettes, en ne s’interrompant que pour avaler de temps en temps une gorgée de cognac.

Parfois quelqu’un passait devant la porte. Maigret profita d’un moment où James parlait à la vieille pour s’esquiver. Il n’avait pas fait dix pas dehors que quelqu’un lui demandait du feu. L’homme aux cheveux gris, habillé en femme.

— Merci !… Vous ne dansez pas non plus ?

— Jamais !

— Ce n’est pas comme ma femme. Elle n’a pas encore raté une danse.

Maigret eut une intuition.

— La mariée ?

— Oui… Et tout à l’heure, quand elle restera tranquille, elle va prendre froid…

Il soupira. Il était grotesque, avec son visage grave d’homme de cinquante ans et sa robe de vieille. Le commissaire se demanda ce qu’il pouvait bien faire dans la vie, quel était son aspect habituel.

— Il me semble que je vous ai déjà rencontré quelque part… dit-il à tout hasard.

— J’ai la même impression… Nous nous sommes déjà vus… Mais où ?… À moins que vous ne soyez client de ma chemiserie…

— Vous êtes chemisier ?

— Sur les grands boulevards…

Sa femme était maintenant la plus bruyante de tous. Son ivresse était évidente. Elle se marquait par une exubérance inouïe. Elle dansait avec Basso, tellement rivée à lui que Maigret détourna la tête.

— Une drôle de petite fille, soupira le mari.

Une petite fille ! Cette femme de trente ans bien en chair, aux lèvres sensuelles, au regard allumé, qui semblait s’offrir toute à son cavalier !

— Quand elle s’amuse, elle devient comme folle…

Le commissaire regarda son compagnon, ne put deviner si celui-ci était furieux ou attendri.

Au même instant, quelqu’un criait :

— On couche la mariée !… En place pour le coucher de la mariée !… Où est le marié ?…

Il y avait un petit réduit au fond du hangar. On en ouvrit la porte. Quelqu’un alla chercher le marié au fond du jardin.

Maigret, lui, observait le vrai mari, qui souriait.

— D’abord la jarretelle souvenir !

Ce fut M. Basso qui enleva la jarretelle, la découpa en petits morceaux qu’il distribua. On poussa marié et mariée dans le réduit, dont on ferma la porte à clé.

— Elle s’amuse… murmura le compagnon de Maigret. Vous êtes marié aussi ?

— Heu !… Oui…

— Votre femme n’est pas ici ?

— Non… Elle est en vacances…

— Elle aime la jeunesse aussi ?…

Et Maigret se demandait si l’autre se payait sa tête ou parlait sérieusement. Il profita d’un moment d’inattention, pénétra dans le jardin, passa près du couple d’ouvriers collés à un arbre.

Dans la cuisine, James parlait avec la vieille, gentiment, sans cesser d’essuyer les verres, ni d’en vider.

— Qu’est-ce qu’ils f… ? demanda-t-il à Maigret. Vous n’avez pas vu ma femme ?

— Je ne l’ai pas remarquée.

— Pas faute qu’elle soit assez grosse !

Cela se précipita. Il pouvait être une heure du matin. Des gens parlaient à voix basse de partir. Quelqu’un était malade, au bord de la Seine. La mariée avait recouvré sa liberté. Il n’y avait que les plus jeunes à danser encore.

Le cocher du char vint trouver James.

— Vous croyez que ce sera encore long ?… J’ai la bourgeoise qui m’attend depuis une heure et…

— T’as une femme aussi ?

Et James donna le signal du départ. Sur les banquettes, les uns s’endormaient à moitié en dodelinant de la tête, d’autres continuaient à chanter et à rire avec plus ou moins de conviction.

On passa près d’un groupe de péniches endormies. Un train siffla. Sur le pont, on ralentit.

Les Basso descendirent en face de leur villa. Le chemisier avait déjà quitté le groupe à Seineport. Une femme disait à mi-voix à son mari qui était ivre :

— … Je te le dirai demain, ce que tu as fait !… Tais-toi !… Je ne t’écoute même pas !…

Le ciel était criblé d’étoiles que l’eau du fleuve reflétait. Au Vieux-Garçon, tout dormait. Poignées de main.

— Tu fais de la voile ?

— Nous allons au brochet…

— Bonne nuit…

Un rang de chambres. Maigret demanda à James :

— Il y en a une pour moi ?

— N’importe laquelle !… Du moment que t’en trouves une vide… Sinon, tu n’as qu’à venir chez moi.

Quelques fenêtres s’allumèrent. Des souliers tombèrent sur le plancher. Des bruits de sommier.

Un couple qui chuchotait éperdument, dans une des chambres. Peut-être la femme qui avait quelque chose à dire à son mari ?

Maintenant, ils avaient tous leur vrai visage. Il était onze heures du matin. La journée était chaude, ensoleillée. Les serveuses en noir et blanc allaient d’une table à l’autre, sur la terrasse, pour dresser les couverts.

Et les gens se groupaient, quelques-uns encore en pyjama, d’autres en costume de matelot, d’autres encore en pantalon de flanelle.

— Gueule de bois ?

— Pas trop… Et toi ?…

Certains étaient déjà partis à la pêche, ou en revenaient. Il y avait aussi de petits voiliers, des canoës.

Le chemisier portait un complet gris bien coupé et l’on sentait le monsieur soigné, qui déteste se montrer en toilette négligée. Il aperçut Maigret, s’en approcha.

— Vous permettez que je me présente : M. Feinstein… Hier, je vous ai parlé de ma chemiserie… Comme chemisier, je m’appelle Marcel…

— Vous avez bien dormi ?

— Pas du tout ! Comme je m’y attendais, ma femme a été malade… C’est chaque fois la même chose… Elle sait très bien qu’elle n’a pas le cœur solide…

Pourquoi son regard semblait-il guetter les impressions de Maigret ?

— Vous ne l’avez pas vue, ce matin ?

Et il cherchait sa femme alentour. Il l’aperçut sur un bateau à voiles où ils étaient quatre ou cinq en costume de bain, et que pilotait M. Basso.

— Vous n’étiez jamais venu à Morsang ?… C’est très agréable ! Vous verrez que vous reviendrez… On est entre soi… Rien que des habitués, des amis… Vous aimez le bridge ?…

— Heu !…

— On en fera un tout à l’heure… Vous connaissez M. Basso ?… Un des plus gros marchands de charbon de Paris… Un charmant garçon !… C’est son voilier qui arrive… Mme Basso est enragée de sport.

— Et James ?…

— Il est déjà à boire, je parie ? Il vit entre deux cuites… Tout jeune pourtant !… Il pourrait faire quelque chose… Il préfère se laisser vivre tranquillement… Il est employé dans une banque anglaise, place Vendôme… On lui a offert des tas de situations et il les a toutes refusées… Il tient à avoir fini sa journée à quatre heures et, dès ce moment, vous pourrez le voir dans les brasseries de la rue Royale…

— Ce grand jeune homme ?…

— Le fils d’un bijoutier…

— Et ce monsieur qui pêche, là-bas ?

— Un entrepreneur de plomberie… Le plus enragé pêcheur de Morsang… Il y en a qui bridgent… D’autres font du bateau… D’autres pèchent… Cela constitue une petite population charmante… Quelques-uns ont leur villa.

On apercevait la toute petite maison blanche, au premier tournant du fleuve, et l’on devinait le hangar au piano mécanique.

— Tout le monde fréquente la guinguette à deux sous ?

— Depuis deux ans… C’est James qui l’a en quelque sorte découverte… Auparavant, il n’y avait là-bas que quelques ouvriers de Corbeil qui venaient danser le dimanche… James a pris l’habitude, quand les autres étaient trop bruyants, d’aller y boire tout seul… Un jour la bande l’a rejoint… On a dansé… Et l’habitude a été prise… Au point que les anciens clients, dépaysés, ont peu à peu abandonné la guinguette.

Une serveuse passait avec un plateau chargé d’apéritifs. Quelqu’un plongeait dans la rivière. Une odeur de friture s’échappait de la cuisine.

Et la cheminée fumait là-bas, à la guinguette. Un visage s’imposait à Maigret : des moustaches fines et brunes, des dents pointues, des narines qui frémissaient…

Jean Lenoir, marchant sans fin pour cacher son trouble, parlant, évoquant lui aussi la guinguette à deux sous.

— Si seulement on y allait en même temps que tous ceux qui le méritent…

Pas à la guinguette ! Ailleurs, où il était allé tout seul, le lendemain matin, avant le réveil de Paris !

Et, sans savoir pourquoi, dans cette chaleur, Maigret eut froid, l’espace de quelques secondes. Il regarda avec d’autres yeux le chemisier tiré à quatre épingles, qui fumait une cigarette à bout doré. Puis il vit le bateau des Basso qui accostait, les gens demi-nus qui sautaient à terre, serraient la main des autres.

— Vous permettez que je vous présente à nos amis ? dit M. Feinstein. Monsieur ?…

— Maigret, fonctionnaire…

Cela se fit correctement, avec des inclinations du buste, des « enchanté », des « tout le plaisir est pour moi »…

— Vous étiez avec nous hier au soir, n’est-ce pas ?… Une petite plaisanterie assez réussie… Vous faites le bridge, cet après-midi ?

Un jeune homme maigre s’était approché de M. Feinstein, l’entraînait à l’écart, lui disait quelques mots à voix basse. Ce manège n’avait pas échappé à Maigret qui vit le chemisier se renfrogner, manifester un sentiment qui ressemblait à de la peur, l’observer des pieds à la tête et reprendre enfin son attitude normale.

Le groupe se rapprochait de la terrasse, cherchait une table.

— Un petit pernod général ?… Tiens !… où est James ?…

M. Feinstein était nerveux, en dépit de l’effort qu’il faisait sur lui-même. Il ne s’occupait que de Maigret.

— Qu’est-ce que vous prenez ?

— Cela m’est tout à fait égal…

— Vous…

Il n’acheva pas la phrase commencée et feignit de regarder ailleurs. Un peu plus tard, il murmura néanmoins :

— C’est drôle que le hasard vous ait conduit à Morsang…

— Oui, c’est bizarre… approuva le commissaire.

On servait à boire. Plusieurs personnes parlaient à la fois. Le pied de Mme Feinstein était posé sur celui de M. Basso et elle le fixait de ses yeux brillants.

— Une belle journée !… Dommage que les eaux soient trop claires pour la pêche…

L’air était écœurant à force d’être calme, et Maigret se souvint d’un rayon de soleil pénétrant, très haut, dans une cellule blanche.

Lenoir qui marchait, marchait, marchait comme pour oublier qu’il ne marcherait plus longtemps.

Et le regard de Maigret se posait tour à tour, lourdement, sur chaque visage, sur celui de M. Basso, sur celui du chemisier, de l’entrepreneur, de James qui arrivait, des jeunes gens et des femmes…

Il essayait d’imaginer tour à tour chacun de ces êtres, la nuit, le long du canal Saint-Martin, poussant un cadavre « comme un mannequin qu’on voudrait faire marcher »…

— À votre santé ! lui dit M. Feinstein avec un long sourire.


III


Les deux canots

Maigret avait déjeuné tout seul, à la terrasse du Vieux-Garçon. Mais, autour de lui, les tables étaient occupées par les habitués et la conversation était générale.

Il était fixé, maintenant, sur le milieu social auquel appartenaient ses voisins : des commerçants, de petits industriels, un ingénieur, deux médecins. Des gens ayant leur voiture, mais ne disposant que du dimanche pour s’ébattre à la campagne.

Tous avaient un canot, soit à moteur, soit à voiles. Tous étaient pêcheurs plus ou moins passionnés.

Ils vivaient là vingt-quatre heures par semaine, en costume de toile à voile, pieds nus, ou chaussés de sabots, et quelques-uns affectaient la démarche chaloupée de vieux loups de mer.

Davantage de couples que de jeunes gens. Et, entre les groupes, une familiarité assez poussée de gens qui, depuis des années, ont l’habitude de se retrouver chaque dimanche.

James était le personnage populaire, le trait d’union entre tous, et il n’avait qu’à paraître, flegmatique, le teint brique, les yeux vagues, pour engendrer la bonne humeur.

— Gueule de bois, James ?

— D’abord, je n’ai jamais de gueule de bois ! Quand je sens que l’estomac est barbouillé, je bois aussitôt quelques pernods…

On évoqua surtout des souvenirs de la nuit. On riait de quelqu’un qui avait été malade, d’un autre qui avait failli tomber dans la Seine en rentrant.

Maigret faisait partie du groupe sans en faire partie. Il était là, près de ses compagnons de la veille. Au cours de la beuverie, on l’avait tutoyé. Maintenant, on l’observait parfois à la dérobée. Ou bien on lui adressait une phrase ou deux, par politesse.

— Vous êtes pêcheur aussi ?

Les Basso déjeunaient chez eux. Les Feinstein aussi, et d’autres qui avaient leur villa. Ce qui créait déjà deux classes dans le groupe : les gens à villa et les clients de l’auberge.

Vers deux heures, ce fut le chemisier qui vint chercher Maigret, comme s’il le prenait sous sa protection personnelle.

— On vous attend pour le bridge.

— Chez vous ?

— Chez Basso ! Ce dimanche-ci, on devait jouer chez moi, mais la bonne est malade et on sera mieux chez Basso… Tu viens, James ?

— Je monterai à la voile.

La villa des Basso était un kilomètre plus haut. Maigret et Feinstein y allèrent à pied, tandis que la plupart des invités s’y rendaient soit en youyou, soit en canoë, soit en voilier.

— Un charmant garçon, ce Basso, n’est-ce pas ?

Maigret ne put savoir si son interlocuteur persiflait ou s’il parlait sérieusement.

Un drôle de bonhomme, vraiment, ni figue ni raisin, ni jeune ni vieux, ni beau ni laid, qui était peut-être vide de pensées, mais peut-être aussi bourré de secrets.

— Je suppose que dorénavant vous serez des nôtres tous les dimanches ?

On rencontrait des groupes de gens qui pique-niquaient, ainsi que des pêcheurs à la ligne plantés de cent en cent mètres sur la berge. La chaleur allait croissant. L’air était d’un calme extraordinaire, presque inquiétant.

Dans le jardin des Basso, des guêpes bourdonnaient autour des fleurs. Il y avait déjà trois automobiles. Le gamin s’ébattait au bord de l’eau.

— Vous jouez au bridge ? demanda le marchand de charbon en tendant à Maigret une main cordiale. Parfait !… Dans ce cas, ce n’est pas nécessaire d’attendre James, qui n’arrivera jamais à remonter à la voile.

Tout était neuf, pimpant. Un cottage construit comme un jouet. Une décoration fantaisiste, avec profusion de rideaux à petits carreaux rouges, de vieux meubles normands, de poteries campagnardes.

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