Simenon, Georges - Un crime en Hollande
Ils restèrent figés. La nuit était noire. Le pinceau lumineux du phare passait très haut au-dessus des têtes et n’éclairait rien.
Alors Maigret s’adressa à Any :
— Vous étiez à cette place dans le cortège ?
— Oui…
— Et vous, Barens ?
— Oui… Je crois…
— Vous en êtes certain ?… Vous marchiez en compagnie d’Any ?…
— Oui… Attendez… Ce n’est pas ici, mais dix mètres plus loin, qu’Any m’a fait remarquer que le manteau d’un des enfants traînait par terre…
— Et vous avez fait quelques pas en avant pour en avertir Wienands ?
— Mme Wienands…
— Cela n’a duré que quelques secondes ?
— Oui… Les Wienands ont continué à marcher… J’ai attendu Any…
— Vous n’avez rien remarqué d’anormal ?
— Rien !…
— Avancez tous de dix mètres !… commanda Maigret.
Et alors il se fit que la sœur de Mme Popinga était juste à hauteur du bateau d’Oosting.
— Marchez vers les Wienands, Barens…
Et, à Any :
— Prenez cette casquette qui est sur le pont !
Il n’y avait que trois pas à faire, se pencher. La casquette était là, noire sur blanc, bien visible, avec son écusson qui avait un reflet métallique.
— Pourquoi voulez-vous ?…
— Prenez-la !
On devinait les autres, plus loin, qui essayaient de se rendre compte de ce qui se passait.
— Mais je n’ai pas…
— Peu importe !… Nous ne sommes pas au complet… Chacun doit jouer plusieurs rôles… Ce n’est qu’une expérience…
Elle prit la casquette.
— Cachez-la sous votre manteau… Rejoignez Barens…
Il monta lui-même sur le pont du bateau, appela :
— Pijpekamp !
— Ya !…
Et le policier se montra, à l’écoutille d’avant. C’était l’écoutille du poste où couchait Oosting. Dans le poste, il n’y avait pas assez de hauteur pour qu’un homme pût se tenir debout, si bien qu’il était logique, pour fumer une dernière pipe, par exemple, de laisser dépasser la tête, de s’accouder au pont.
Oosting était précisément là, dans cette pose. Du quai, de l’endroit où se trouvait la casquette, on ne pouvait le voir, mais lui voyait parfaitement le voleur de la casquette.
— Bon !… Faites-lui faire la même chose que l’autre nuit…
Et Maigret remonta les groupes.
— Continuez à marcher ! Je prends la place de Popinga…
Il se trouva au côté de Beetje, avec devant lui Mme Popinga et Duclos, derrière les Wienands, enfin Any et Barens. On percevait du bruit plus loin encore : Oosting, surveillé par l’inspecteur, qui se mettait en marche.
Désormais, on ne devait plus passer par des rues éclairées. Après le port, on côtoyait l’écluse déserte séparant la mer du canal. Puis c’était le chemin de halage, avec des arbres à droite et, à un demi-kilomètre, la maison des Popinga.
Beetje balbutia :
— Je ne comprends pas…
— Chut !… La nuit est calme… On peut nous entendre comme nous percevons les voix de ceux qui nous précèdent et de ceux qui nous suivent… Donc Popinga vous a parlé à voix haute de choses et d’autres, sans doute de la conférence…
— Oui…
— Seulement, à voix basse, vous lui avez fait des reproches…
— Comment le savez-vous ?
— Peu importe… Attendez !… Pendant la conférence, vous étiez près de lui… Vous avez essayé de toucher sa main… Est-ce qu’il ne vous a pas repoussée ?
— Oui ! balbutia-t-elle, impressionnée, en le regardant avec des prunelles écarquillées.
— Et vous avez recommencé…
— Oui… Jadis, il n’était pas si prudent… Il m’embrassait même chez lui, derrière la porte… Mieux !… Une fois dans la salle à manger, alors que Mme Popinga était dans le salon et nous parlait… C’était les derniers temps qu’il était peureux.
— Donc, vous lui avez fait des reproches… Vous lui avez répété que vous vouliez partir avec lui, sans cesser la conversation à voix haute…
Et l’on entendait des pas devant, des pas derrière, des murmures, Duclos qui disait :
— … vous assure que cela ne correspond à aucune méthode d’investigation policière…
Et, derrière, Mme Wienands qui grondait son gosse en néerlandais.
On aperçut la maison, dans l’ombre. Il n’y avait aucune lumière. Mme Popinga s’arrêta sur le seuil.
— Vous vous êtes arrêtée de même, n’est-ce pas ? parce que c’est votre mari qui avait la clé ?
— Oui…
Les groupes se rejoignaient.
— Ouvrez ! dit Maigret. La bonne était couchée ?
— Oui… comme aujourd’hui…
La porte ouverte, elle tourna le commutateur électrique. Le corridor fut éclairé, et le porte-manteau de bambou, à gauche.
— Popinga était très gai, dès ce moment ?…
— Très gai ! Mais pas naturel… Il parlait trop fort…
On se débarrassait des manteaux et des chapeaux.
— Pardon ! Tout le monde s’est déshabillé ici ?
— Sauf Any et moi ! dit Mme Popinga. Nous sommes montées dans les chambres, pour faire un peu de toilette…
— Sans entrer d’abord dans une autre pièce ? Qui a éclairé le salon ?…
— Conrad…
— Montez, voulez-vous ?…
Et il monta avec elles.
— Any ne s’est pas arrêtée dans votre chambre, qu’elle devait traverser pour gagner la sienne ?
— Non… Je ne crois pas…
— Répétez, je vous prie, les mêmes gestes… Mademoiselle Any, veuillez aller déposer chez vous la casquette, votre manteau et votre chapeau… Qu’est-ce que vous avez fait l’une et l’autre ce soir-là ?…
La lèvre inférieure de Mme Popinga se souleva.
— Un peu de poudre… dit-elle d’une voix d’enfant. Un coup de peigne… Mais je ne peux pas… C’est affreux !… Il me semble… J’entends la voix de Conrad, en bas… Il parlait de TSF, de prendre Radio-Paris…
Mme Popinga jeta son manteau sur son lit. Elle pleurait sans larmes, d’énervement. Any, toute droite au milieu du cabinet de travail qui lui servait de chambre, attendait.
— Vous êtes descendues ensemble ?
— Oui… Non !… Je ne sais plus… Je crois qu’Any est descendue un peu après moi… Je pensais au thé à préparer…
— Dans ce cas, voulez-vous bien descendre ?
Il resta seul avec Any, ne dit pas un mot, lui prit la casquette des mains, regarda autour de lui et la cacha sous le divan.
— Venez…
— Est-ce que vous croyez…
— Non ! Venez… Vous n’avez pas mis de poudre…
— Jamais !
Elle avait les yeux cernés. Maigret la fit passer devant lui. Les marches de l’escalier craquèrent. En bas, c’était un silence absolu. Au point que, quand ils entrèrent dans le salon, l’ambiance était irréelle. Cela ressemblait à un musée de figures de cire. Personne n’avait osé s’asseoir. Seule Mme Wienands arrangeait les cheveux en désordre de son aîné.
— Prenez place, comme l’autre soir… Où est l’appareil de TSF ?…
Il le trouva lui-même, tourna les boutons, fit gicler des sifflements, éclater des voix, des résidus de musique, accrocha enfin un poste où deux comiques jouaient un sketch français.
— Le colon disait au capiston…
La voix s’amplifia avec la mise au point. Deux ou trois sifflements encore.
— … et c’est un bon type, le capiston… Mais le colon, mon vieux…
Et cette voix faubourienne, gouailleuse, résonnait dans le salon bien rangé, où tout le monde gardait une immobilité absolue.
— Asseyez-vous ! tonna Maigret. Qu’on fasse le thé ! Qu’on parle…
Il voulut voir à travers la fenêtre, mais les volets étaient clos. Il alla ouvrir la porte, appela :
— Pijpekamp !
— Oui… fit une voix dans l’ombre.
— Il est là ?
— Derrière le deuxième arbre, oui !
Maigret rentra. La porte claqua. Le sketch était fini et la voix du speaker annonçait :
— … disque Odéon N°28675.
Un grattement. Un air de jazz. Mme Popinga se collait au mur. A travers l’audition, on devinait une autre voix qui nasillait dans une langue étrangère, et parfois il y avait un craquement, après quoi la musique reprenait…
Maigret chercha Beetje des yeux. Elle était écroulée dans un fauteuil. Elle pleurait à chaudes larmes. Elle balbutiait entre ses sanglots :
— Pauvre Conrad !… Conrad !…
Et Barens, exsangue, se mordait les lèvres.
— Le thé !… commanda Maigret à Any.
— Ce n’était pas encore maintenant… On avait roulé le tapis… Conrad dansait…
Beetje eut un sanglot plus aigu. Maigret regarda le tapis, la table de chêne et son surtout brodé, la fenêtre, Mme Wienands qui ne savait que faire de ses enfants.
X
Quelqu’un qui attend l’heure
Maigret les dominait de toute sa taille, ou plutôt de toute sa masse. Le salon était petit. Adossé à la porte, le commissaire semblait trop grand pour lui. Il était grave. Peut-être ne fut-il jamais plus humain que quand il prononça, lentement, d’une voix un peu sourde :
— La musique continue… Barens aide Popinga à rouler le tapis… Dans un coin, Jean Duclos parle et s’écoute parler, face à Mme Popinga et à Any… Wienands et sa femme songent à partir, à cause des enfants, se le disent à voix basse… Popinga a bu un verre de cognac… C’est assez pour l’exciter… Il rit… Il fredonne… Il s’approche de Beetje et l’invite à danser…
Mme Popinga regardait fixement le plancher. Any gardait ses prunelles fiévreuses braquées sur le commissaire, qui acheva :
— L’assassin sait déjà qu’il tuera… Il y a quelqu’un qui regarde danser Conrad et qui sait que dans deux heures cet homme qui rit d’un rire un peu trop sonore, qui voudrait s’amuser malgré tout, qui a soif de vie et d’émotion, ne sera plus qu’un cadavre…
On sentit le choc, littéralement. La bouche de Mme Popinga s’ouvrit pour un cri qu’elle n’articula pas. Beetje sanglotait toujours.
L’atmosphère, du coup, était changée. Pour un peu, on eût cherché Conrad des yeux. Conrad qui dansait ! Conrad que deux prunelles d’assassin guettaient !
Il n’y eut que Jean Duclos pour laisser tomber :
— Très fort !
Et, comme personne ne l’écoutait, il poursuivit pour lui-même, avec l’espoir d’être entendu de Maigret :
— Maintenant, j’ai compris votre méthode, qui n’est pas nouvelle ! Terroriser le coupable, le suggestionner, le remettre dans l’atmosphère de son crime pour le forcer à avouer… On en a vu qui, traités de la sorte, répétaient malgré eux les mêmes gestes…
Mais ce n’était qu’un bourdonnement confus. Ces mots-là n’étaient pas de ceux qu’on pouvait entendre à pareil moment.
Le haut-parleur continuait à répandre sa musique et cela suffisait à hausser l’atmosphère d’un ton.
Wienands, après que sa femme lui eut chuchoté quelque chose à l’oreille, se leva timidement.
— Oui ! Oui ! Vous pouvez aller ! lui dit Maigret avant qu’il eût parlé.
Pauvre Mme Wienands, petite bourgeoise bien élevée, qui aurait voulu dire au revoir à tout le monde, faire saluer ses enfants, et qui ne savait comment s’y prendre, qui serrait la main de Mme Popinga sans rien trouver à dire !
Il y avait une pendule sur la cheminée. Elle marquait dix heures cinq minutes.
— Ce n’est pas encore le moment du thé ? questionna Maigret.
— Oui ! répondit Any en se levant et en se dirigeant vers la cuisine.
— Pardon, madame ! Vous n’êtes pas allée préparer le thé avec votre sœur ?
— Un peu plus tard…
— Vous l’avez trouvée dans la cuisine ?
Mme Popinga se passa la main sur le front. Elle faisait un effort pour ne pas sombrer dans l’hébétude. Elle fixa le haut-parleur avec désespoir.
— Je ne sais plus… Attendez !… Je crois qu’Any sortait de la salle à manger, parce que le sucre est dans le buffet…
— Il y avait de la lumière ?
— Non… Peut-être… Non ! Il me semble que non.
— Vous ne vous êtes rien dit ?
— Oui ! J’ai dit :
— Il ne faut pas que Conrad boive d’autres verres, autrement il ne sera plus correct…
Maigret se dirigea vers le corridor, au moment où les Wienands refermaient la porte d’entrée. La cuisine était très claire, d’une propreté méticuleuse. De l’eau chauffait sur un réchaud à gaz. Any retirait le couvercle d’une théière.
— Ce n’est pas la peine de faire du thé.
Ils étaient seuls. Any le regarda dans les yeux.
— Pourquoi m’avez-vous forcée à prendre la casquette ? questionna-t-elle.
— Peu importe… Venez…
Dans le salon, personne ne parlait, personne ne bougeait.
— Vous comptez laisser jouer cette musique jusqu’au bout ? se décida pourtant à protester Jean Duclos.
— Peut-être. Il y a encore quelqu’un que je voudrais voir : c’est la servante.
Mme Popinga regarda Any, qui répondit :
— Elle est couchée… Elle se couche toujours à neuf heures…
— Eh bien ! allez lui dire de descendre un moment… Ce n’est pas la peine qu’elle s’habille…
Et, de la même voix de récitant qu’il avait adoptée au début, il répéta, obstiné :
— Vous dansiez avec Conrad, Beetje… Dans le coin, on parlait gravement… Et quelqu’un savait qu’il y aurait un mort… Quelqu’un savait que c’était le dernier soir de Popinga…
On perçut du bruit, des pas, un claquement de porte au deuxième étage de la maison, étage qui n’était composé que de mansardes. Puis un murmure se rapprocha. Any entra la première. Une silhouette restait debout dans le corridor.
— Venez !… grogna Maigret. Que quelqu’un lui dise de ne pas avoir peur, d’entrer…
La servante avait des traits flous, un grand visage plat, ahuri. Sur une chemise de nuit en pilou crème, qui lui tombait sur les pieds, elle s’était contentée de passer un manteau. Ses yeux étaient brouillés de sommeil, ses cheveux en désordre. Elle sentait le lit tiède.
Le commissaire s’adressa à Duclos.
— Demandez-lui en néerlandais si elle était la maîtresse de Popinga…
Mme Popinga détourna la tête douloureusement. La phrase fut traduite. La domestique secoua énergiquement la tête.
— Répétez votre question ! Demandez-lui si jamais son patron n’a essayé d’obtenir quelque chose d’elle…
Nouvelles protestations.
— Dites-lui qu’elle risque la prison si elle ne dit pas la vérité ! Divisez la question. L’a-t-il déjà embrassée ? A-t-il parfois pénétré dans sa chambre quand elle y était ?…
Ce fut brutalement une crise de larmes de la fille en chemise de nuit, qui s’écria :
— Je n’ai rien fait !… Je jure que je n’ai rien fait…