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Александр Герцен - Том 7. О развитии революционных идей в России

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Pierre Ier cachait à peine son indifférence ou son mépris pour l'église grecque, qui devait nécessairement partager la disgrâce de l'ancien ordre des choses. Il défendit de créer de nouvelles reliques et interdit les miracles. Il remplaça le patriarche par un synode à la nomination du gouvernement, et il y plaça comme procureur de la couronne un officier de cavalerie. Le patriarche n'avait jamais eu des droits souverains et une position entièrement indépendante du tzar, mais il imprimait une certaine unité à l'église. Ce fut pour cela que Pierre Ier abattit son trône qui, habituellement, était placé à côté de celui des tzars. Pourtant Pierre Ier ne fut rien moins que le chef de l'église, son pouvoir était tout à fait temporel. Ce fut même là le caractère distinctif qu'il imprima à l'impérialisme de Pétersbourg; son but, ses moyens étaient pratiques, mondains, laïques, il ne sortait pas de l'actualité, et, après avoir neutralisé l'action de l'église, il ne songea Plus ni à l'église ni à la religion. Il avait d'autres fantaisies, il rêvait une Russie colossale, un Etat gigantesque qui pût étendre ses branches jusqu'au fond de l'Asie, être maître de Constantinople et du sort de l'Europe.

En général, l'Europe a une idée exagérée de la puissance pirituelle des empereurs russes. Cette erreur a sa source, non ans l'histoire russe, mais dans les chroniques du Bas-Empire.

L’eglise grecque avait toujours eu une soumission passive à l'Etat et faisait tout ce que le pouvoir voulait, mais le pouvoir, de son côté, ne se mêlait jamais directement des intérêts de la religion ou du clergé. L'église russe avait sa propre juridiction basée sur le Nomocanon grec. Croit-on qu'il suffisait de se proclamer chef de l'église, à la place de son chef naturel, pour acquérir un véritable pouvoir religieux? S'il se fût agi des tzars de Moscou, d'un Ivan IV par exemple, qui avait en lui quelque chose de Constantin Copronime et de Henri VIII et s'occupait de l'exégèse quand il n'avait personne à tuer, cette supposition aurait été encore admissible, mais les successeurs de Pierre le Grand, au nombre desquels il y eut quatre femmes, dont une seule fut russe, rendent cette opinion insoutenable. L'idée de se faire chefs de l'église fut loin le leur pensée, pendant un siècle entier. L'honneur de l'avoir exhumée appartient à Paul Ier. Jaloux peut-être de Robespierre, il se fit faire, pour son couronnement, un habit moitié de soldat et moitié de prêtre, parla de sa suprématie spirituelle et voulut même officier dans la cathédrale de Kazan; on le détourna cependant de ce ridicule. On sait que ce même Paul Ier, schismatique et marié, obtint le titre de grand-maître de l'ordre de Malte, et l'on n'ignore guère qu'en tous points ce fut un demi-fou.

Pour rompre complètement avec l'ancienne Russie, Pierre Ier abandonna Moscou et le titre oriental de tzar, pour habiter un port de la Baltique où il prit le titre d'empereur. La période de Pétersbourg qui s'ouvrit ainsi ne fut pas la continuation de la monarchie historique, ce fut le commencement d'un despotisme jeune, actif, sans frein, prêt aux grandes choses comme aux grands crimes.

Il n'y eut qu'une seule pensée qui reliât la période de Pétersbourg à celle de Moscou, – la pensée d'agrandissement de l'Etat. Tout lui fut sacrifié, la dignité des souverains, le sang des sujets, la justice envers les voisins, le bien-être du pays entier… A part cette ressemblance, Pierre le Grand fut une protestation continuelle contre la vieille Russie. Nous l'avons vu, dans les questions dynastiques et religieuses, agissant en homme émancipé; il se trouvait, par son genre de vie, dans une contradiction plus complète encore avec les mœurs du pays. Ami des plaisirs bruyants, il les étalait au grand jour. Que de fois Pétersbourg vit, dès l'aube du jour, son empereur sortant d'un repas copieux, sous l'influence du vin de Hongrie et de l'anisette, prendre un tambour et battre le rappel, au milieu de ses ministres plus ou moins chancelants sur leurs jambes. D'autres fois, on le voyait courir dans les rues avec des masques, costumé lui-même. Les vieux boyards, avec leur air grave et solennel, qui couvrait un abîme d'ignorance et de vanité, regardaient avec horreur les fêtes que le tzar donnait aux marins anglais ou hollandais où Sa Majesté orthodoxe se livrait sans frein à ses goûts d'orgie. Une pipe de terre cuite à la bouche, une cruche de bière à la main, il donnait le ton à ses convives et ne leur cédait pas en jurons. L'indignation des boyards fut à son comble, lorsqu'il ordonna à leurs femmes et à leurs filles, enfermées comme dans l'Orient, de prendre part à ces mêmes fêtes. Le révolutionnaire perçait dans Pierre Ier partout sous la pourpre impériale. Tandis qu'un siècle après, Napoléon couvrait chaque année de quelque.nouveau lambeau royal son origine bourgeoise, Pierre Ier se débarrassait chaque jour de quelque lambeau du tzarisme pour rester lui-même, avec sa grande pensée appuyée sur une volonté inflexible, sur la cruauté d'un terroriste.

La révolution opérée par Pierre Ier divisa la Russie en deux parties: d'un côté restèrent les paysans des communes libres et seigneuriales, les paysans des villes et les petits bourgeois; c'était la vieille Russie, la Russie conservative, traditionnelle, communale, strictement orthodoxe ou bien schismatique, toujours religieuse, portant le costume national et n'ayant rien accepté de la civilisation européenne. Cette partie de la nation, comme cela arrive dans les révolutions victorieuses, était regardée par le gouvernement comme malcontente, presque comme insurgée. Elle était en disgrâce, suspendue, mise hors la loi et livrée a la merci de l'autre partie de la nation. La nouvelle Russie se composait do la noblesse formée par Pierre le Grand, de tous les lescendants des boyards, de tous les employés civils, et enfin, de l’armée. La précipitation avec laquelle ces différentes classes se dépouillèrent de leurs mœurs fut surprenante. Elles abdiquèrent leur passé sans aucune opposition; les strélitz seuls tenaient de résister. C'est là une preuve de la mobilité du caractèer et, en même temps, de l'extrême opportunité de la révolution de Pierre le Grand. On était enchanté de quitter les formes lourdes et accablantes du régime moscovite. D'où venait donc la recalcitrance du paysan russe? Les paysans forment la partie la moins progressiste de toutes les nations; en outre, les paysans russes des communes restaient hors du mouvement et des atteintes du gouvernement. La centralisation politique n'était pas soutenue par une centralisation administrative. Les mesures prises pour entraver la migration des paysans n'intéressaient que ceux d'entre eux qui étaient établis sur les terres seigneuriales, ou plutôt la minorité remuante qui se déplaçait. La réforme de Pierre se présenta à eux non seulement comme un attentat à leurs traditions et à leur manière de vivre, mais encore comme une immixtion de l'Etat dans leurs affaires, comme une tracasserie bureaucratique, comme une aggravation vague et indéfinie de leur servitude. Ils se résignèrent dès lors à cette opposition tacite et passive qui continue de nos jours, et qui est complètement justifiée par les mesures prises contre le peuple par Pierre Ier et ses successeurs. Le village est resté en dehors de la réforme; il est impossible d'être paysan russe lorsqu'on abandonne les anciennes mœurs; le paysan peut s'affranchir de la commune, devenir domestique ou employé du gouvernement, ou même noble, mais il doit dans tous ces cas et avant tout quitter la commune.[4] Le membre de la commune rurale ne peut être que paysan, et, comme tel, il doit porter la barbe et le costume national. Cela n'est réglé par aucune loi, l'usage seul le veut ainsi et ne le rend que plus vivace. De cette façon, les paysans restent purs de toute participation au gouvernement, ils sont gouvernés, mais ils n'ont rien sanctionné par leur adhésion. Ils voient de mauvais œil notre genre de vie, persistent dans leurs usages et sont en même temps plus religieux que nous par opposition à notre indifférence, et sectaires, par opposition à l'église officielle qui pactise avec la civilisation allemande.

C'est sous ce point de vue qu'on peut apprécier toute l'importance des ordres de Pierre Ier prescrivant de raser la barbe et de se vêtir à l'allemande. La barbe et le costume forment une distinction tranchée entre la Russie humiliée sous un triple joug et sauvegardant sa nationalité, et la Russie qui a accepté la civilisation européenne avec le despotisme impérial. Entre l'homme a la barbe qui porte la chemise par-dessus la culotte, qui n'a rien de commun avec le gouvernement, et l'homme rasé, habillé à l'allemande, qui est étranger à la commune, il n'y avait qu’un seul lien vivant, – le soldat. Le gouvernement s'en aperçut et, craignant que le soldat ne redevînt paysan, il eut recours à des mesures terribles: il fixa un terme monstrueux au service – 22 ans au commencement de ce siècle, et 15 à 17 ans de nos jours. Sous prétexte d'élever les enfants de troupe, il créa une véritable caste de kchatrias indiens en les enchaînant à l'état militaire, et, comme si ce n'était pas assez, il obligea les vétérans, sous l'intimidation de graves peines, de raser la barbe et de ne jamais porter le costume national. Le peuple russe resta ainsi isolé et hors de tout mouvement, dans une expectative douloureuse; s'il ne périt pas, ce fut grâce à son naturel et à la commune, mais il n'a rion gagné non plus. Aucune idée politique n'a pénétré jusqu'à lui, mais il y a des intérêts qui ne manqueront pas d'agiter la commune russe.

La question de l'émancipation des serfs n'est pas comprise en Europe. On pense généralement qu'il ne s'agit que de la liberté individuelle, qui est d'une importance nulle sous le despotisme de Pétersbourg, tandis qu'il s'agit d'affranchir les paysans avec la terre. Ce problème occupe le gouvernement qui ne fera rien, la noblesse qui n'osera rien faire, et le peuple qui est fatigué, qui murmure et qui peut-être fera quelque chose.

En attendant, tout le mouvement intellectuel et politique s'est borné à la noblesse. L'histoire de la Russie, depuis la réforme de Pierre le Grand, à l'exception de l'épisode de Pouga-tcheff et le réveil du peuple en 1812, n'est que l'histoire du gouvernement russe et de la noblesse russe. Si l'on se faisait une idée de la noblesse russe à l'analogie de l'aristocratie omnipotente de 1 Angleterre ou de l'aristocratie mesquine de l'Allemagne, on n'arriverait jamais à s'expliquer ce qui se passe aujourd'hui en Russie. H ne faut pas perdre de vue que la noblesse organisée par Pierre Ier n'est pas une caste close; au contraire, elle absorbe incessamment tout ce qui sort du sol démocratique, et se renouvelle par sa base. Le soldat, en obtenant le rang d'officier, devient noble héréditaire; un clerc, un scribe qui a été employé pendant quelques années par l'état, devient noble personnel; s'il obtient un grade plus élevé, il acquiert la noblesse héréditaire. Le fils, d'un paysan, affranchi de la commune ou du seigneur, après avoir achevé ses études dans un collège, est anobli. Un individu décoré, un artiste admis à l'Académie, deviennent nobles. Il faut donc comprendre sous le nom de noblesse en Russie quiconque ne fait pas partie de la commune rurale ou municipale et qui est fonctionnaire public. Les droits et privilèges sont exactement les mêmes pour les descendants des princes médiatisés et des boyards, que pour les fils d'un employé subalterne investi de la noblesse héréditaire.

La noblesse russe est un état qui pèse sur un autre état, qui a été vaincu sans avoir combattu.

Il serait absurde de chercher une unité quelconque dans une classe qui renferme, à partir des soldats, des clercs et des fils de prêtres jusqu'à des propriétaires de centaines de mille paysans. Mais passons aux temps qui suivirent le règne de Pierre Ier. L'anarchie gouvernementale la plus complète éclata après sa mort, et pendant vingt années le nouvel ordre des choses chancelait sur sa base, la main de fer de Pierre Ier une fois disparue; la tradition populaire était rompue, il n'y avait pas de foi dynastique. Le peuple,qui se soulevait pour le fils prétendu de Jean IV, ne connaissait même pas de nom tous ces Romanoff de Braunschweig-Wolfenbüttel et de Holstein-Gottorp qui glissaient comme des ombres sur les marches du trône et disparaissaient dans les neiges de l'exil, au fond des cachots ou dans le sang…

La haute noblesse, qui n'avait aucun intérêt général, se servait des soldats de la garde impériale pour perpétuer ces révolutions de sérail. Les soldats, de leur côté, ne connaissaient d'autre morale que l'obéissance à celui qui avait la force en main, et cela seulement autant qu'il la conservait. L'idole une fois tombée, était immédiatement abandonnée de tout le monde. Le progrès qu'a fait la corruption politique de ce temps surpasse tout ce qu'on peut imaginer. Le trône impérial ressemblait au lit de Cléopâtre, un tas de grands seigneurs et une poignée de janissaires conduisaient en triomphe un prince étranger, une femme, un enfant, un parent éloigné de quelque parent de Pierre Ier; et relevaient au trône, l'adoraient et distribuaient des coups de knout à ceux qui trouvaient à y redire. Mais à peine l'élu avait-il eu le temps de s'enivrer de toutes les jouissances d'un pouvoir exorbitant, que la vague suivante de dignitaires et de prétoriens l'entraînait avec tout son entourage dans l'abîme Les ministres et les généraux du jour allaient le lendemain, charges de fers, sur la place d'exécution, ou étaient traînés en Sibérie. Ces revers s'opéraient si vite que le maréchal Munikh qui avait exilé Biron le rejoignit, banni à son tour, au passage de la Volga, où Biron avait été retenu quelques jours par le débordement du fleuve. Dans cette bufera infernale qui emportait les personnes avec une telle vitesse qu'on n'avait seulement pas le temps de s'habituer à leurs traits, pour comble d'ironie, nous ne voyons se maintenir qu'un seul individu, ce fut le chef de la chancellerie secrète, Bestoujeff; cet honorable dignitaire a conservé son poste, nonobstant toutes les révolutions, et de cette manière, il a eu l'occasion de questionner, de torturer et d'exécuter tous ses amis, tous ses bienfaiteurs et tous ses ennemis.

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