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Simenon, Georges - Laffaire Saint-Fiacre

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Tout en servant Jean Métayer et les paysans, elle lançait parfois à Maigret un regard complice. Quand il eut fini, elle proposa timidement :

— Vous prendrez bien un petit verre de marc ?

— Tu me tutoyais jadis, Marie !

Elle rit. Non, elle n’osait plus !

— Mais tu n’as pas déjeuné, toi !

— Oh ! si ! Je mange toujours à la cuisine, sans m’arrêter… Une bouchée maintenant… Une bouchée plus tard…

Une moto passa sur la route. On distingua vaguement un jeune homme plus élégant que la plupart des habitants de Saint-Fiacre.

— Qui est-ce ?

— Vous ne l’avez pas vu ce matin ? Émile Gautier, le fils du régisseur.

— Où va-t-il ?

— Sans doute à Moulins ! C’est presque un jeune homme de la ville. Il travaille dans une banque…

On voyait des gens sortir de chez eux, se promener sur la route ou se diriger vers le cimetière.

Chose étrange, Maigret avait sommeil. Il se sentait harassé comme s’il eût fourni un effort exceptionnel. Et ce n’était pas parce qu’il s’était levé à cinq heures et demie du matin, ni parce qu’il avait pris froid.

C’était plutôt l’ambiance qui l’écrasait. Il se sentait atteint personnellement par le drame, écœuré.

Oui, écœuré ! C’était bien le mot ! Il n’avait jamais imaginé qu’il retrouverait son village dans ces conditions. Jusqu’à la tombe de son père, dont la pierre était devenue toute noire et où l’on était venu lui interdire de fumer ! En face de lui, Jean Métayer paradait. Il se savait observé. Il mangeait en s’efforçant d’être calme, voire d’esquisser un vague sourire méprisant.

— Un verre d’alcool ? lui proposa, à lui aussi, Marie Tatin.

— Merci ! je ne bois jamais d’alcool…

Il était bien élevé. Il tenait, en toutes circonstances, à faire montre de sa bonne éducation. À l’auberge, il mangeait avec les mêmes gestes précieux qu’au château.

Son repas fini, il demanda :

— Vous avez le téléphone ?

— Non, mais en face, à la cabine…

Il traversa la route, pénétra dans l’épicerie tenue par le sacristain, où était installée la cabine. Il dut demander une communication lointaine, car on le vit attendre longtemps dans la boutique, fumant cigarette sur cigarette.

Quand il revint, les paysans avaient quitté l’auberge. Marie Tatin lavait les verres en prévision des vêpres qui amèneraient de nouveaux clients.

— À qui avez-vous téléphoné ? Remarquez que je puis le savoir en allant jusqu’à l’appareil…

— À mon père à Bourges.

La voix était sèche, agressive.

— Je lui ai demandé de m’envoyer immédiatement un avocat.

Il faisait penser à un ridicule roquet qui montre les dents avant qu’on fasse mine de le toucher.

— Vous êtes si sûr que cela d’être inquiété ?

— Je vous prierai de ne plus m’adresser la parole avant l’arrivée de mon avocat. Croyez que je regrette qu’il n’existe qu’une seule auberge dans le pays.

Entendit-il le mot que grommela le commissaire en s’éloignant ?

— Crétin !… Sale petit crétin !…

Et Marie Tatin, sans savoir pourquoi, avait peur de rester seule avec lui.

La journée devait être marquée jusqu’au bout par le signe du désordre, de l’indécision, sans doute parce que personne ne se sentait qualifié pour prendre la direction des événements.

Maigret, engoncé dans son lourd pardessus, errait dans le village. On le voyait tantôt sur la place de l’église, tantôt aux environs du château dont les fenêtres s’éclairaient les unes après les autres.

Car la nuit tombait vite. L’église était illuminée, toute vibrante de la voix des orgues. Le sonneur ferma la grille du cimetière.

Et des groupes à peine visibles dans la nuit s’interrogeaient. On ne savait pas s’il convenait de défiler au chevet de la morte. Deux hommes partirent les premiers, furent reçus par le maître d’hôtel qui ignorait lui aussi ce qu’il devait faire. Il n’y avait pas de plateau préparé pour les cartes de visite. On chercha Maurice de Saint-Fiacre pour lui demander son avis et la Russe répondit qu’il était allé prendre l’air.

Elle était couchée, elle, tout habillée, et elle fumait des cigarettes à bout de carton.

Alors le domestique laissa entrer les gens en esquissant un geste d’indifférence.

Ce fut le signal. Au sortir des vêpres, il y eut des conciliabules.

— Mais si ! Le père Martin et le jeune Bonnet y sont déjà allés !

Tout le monde y alla, en procession. Le château était mal éclairé. Les paysans longeaient le couloir et les silhouettes se découpaient tour à tour sur chaque fenêtre. On tirait les enfants par la main. On les secouait pour les empêcher de faire du bruit. L’escalier ! Le corridor du premier étage ! Et enfin la chambre où ces gens pénétraient pour la première fois.

Il n’y avait là que la domestique de la comtesse qui assistait avec effroi à l’invasion. Les gens faisaient le signe de croix avec un brin de buis trempé dans l’eau bénite. Les plus audacieux murmuraient à mi-voix :

— On dirait qu’elle dort !

Et d’autres, en écho :

— Elle n’a pas souffert…

Puis les pas résonnaient sur le parquet disjoint. Les marches de l’escalier craquaient. On entendait :

— Chut !… Tiens bien la rampe…

La cuisinière, dans sa cuisine en sous-sol, ne voyait que les jambes des gens qui passaient.

Maurice de Saint-Fiacre rentra au moment où la maison était ainsi envahie. Il regarda les paysans avec des yeux ronds. Les visiteurs se demandaient s’ils devaient lui parler. Mais il se contenta de les saluer de la tête et de pénétrer dans la chambre de Marie Vassilief où l’on entendit parler anglais.

Maigret, lui, était dans l’église. Le bedeau, l’éteignoir à la main, allait de cierge en cierge. Le prêtre retirait ses vêtements sacerdotaux dans la sacristie.

À gauche et à droite, les confessionnaux avec leurs petits rideaux verts destinés à abriter les pénitents des regards. Maigret se souvenait du temps où son visage n’arrivait pas assez haut pour être caché par le rideau.

Derrière lui, le sonneur, qui ne l’avait pas vu, fermait la grande porte, tirait les verrous.

Alors soudain le commissaire traversa la nef, pénétra dans la sacristie où le prêtre s’étonna de le voir surgir.

— Excusez-moi, monsieur le curé ! Avant toute chose, je voudrais vous poser une question…

Devant lui, le visage régulier du prêtre était grave, mais il semblait à Maigret que les yeux étaient brillants de fièvre.

— Ce matin, il s’est passé un événement troublant. Le missel de la comtesse, qui se trouvait sur son prie-Dieu, a soudain disparu et a été retrouvé caché sous le surplis de l’enfant de chœur, dans cette pièce même…

Silence. Le bruit des pas du sacristain sur le tapis de l’église. Les pas plus lourds du sonneur qui s’en allait par une porte latérale.

— Quatre personnes seulement ont pu… Je vous demande de m’excuser… L’enfant de chœur, le sacristain, le sonneur et…

— Moi !

La voix était calme. Le visage du prêtre n’était éclairé que d’un côté par la flamme mobile d’une bougie. D’un encensoir, un mince filet de fumée bleue montait en spirales vers le plafond.

— C’est ?…

— C’est moi qui ai pris le missel et qui l’ai posé ici, en attendant…

La boîte à hosties, les burettes, la sonnette à deux sons étaient à leur place comme au temps où le petit Maigret était enfant de chœur.

— Vous saviez ce que contenait le missel ?

— Non.

— Dans ce cas…

— Je suis obligé de vous demander de ne plus me poser de questions, monsieur Maigret. C’est le secret de la confession…

Association involontaire d’idées. Le commissaire se souvint du catéchisme. Et de l’image d’Épinal qui s’était composée dans son esprit quand le vieux curé avait raconté l’histoire d’un prêtre du Moyen Âge qui s’était laissé arracher la langue plutôt que de trahir le secret du confessionnal. Il la retrouvait telle quelle sur sa rétine, après trente-cinq ans.

— Vous connaissez l’assassin… murmura-t-il cependant.

— Dieu le connaît… Excusez-moi… je dois aller voir un malade…

On sortit par le jardin du presbytère. Une petite grille séparait celui-ci de la route. Des gens, là-bas, quittaient le château, restaient groupés à quelque distance pour discuter de l’événement.

— Vous croyez, monsieur le curé, que votre place n’est pas…

Mais on se heurtait au docteur qui grommelait dans sa barbiche :

— Dites donc, curé ! Vous ne trouvez pas que cela finira par ressembler à une foire ?… Il faut qu’on aille mettre de l’ordre, là-bas, ne fût-ce que pour sauvegarder le moral des paysans !… Ah ! vous êtes ici, commissaire !… Eh bien ! vous faites du joli… À cette heure, la moitié du village accuse le jeune comte de… Surtout depuis l’arrivée de cette femme !… Le régisseur va voir les fermiers pour réunir les quarante mille francs qui, paraît-il, sont nécessaires à…

— Zut !

Maigret s’éloignait. Il en avait trop gros sur le cœur. Et ne l’accusait-on pas d’être la cause de ce désordre ? Quelle maladresse avait-il commise ? Qu’est-ce qu’il avait fait, lui ? Il aurait tout donné pour voir les événements se dérouler dans une atmosphère de dignité !

Il marcha à grands pas vers l’auberge qui était à moitié pleine. Il n’entendit qu’une bribe de phrase :

— Paraît que si on ne les trouve pas, il ira en prison…

Marie Tatin était l’image de la désolation. Elle allait et venait, alerte, trottinant comme une vieille, bien qu’elle n’eût pas plus de quarante ans.

— C’est pour vous, la limonade ?… Qui a commandé deux bocks ?…

Dans son coin, Jean Métayer écrivait, en levant parfois la tête pour prêter l’oreille aux conversations.

Maigret s’approcha de lui, ne put lire les pattes de mouches mais vit que les alinéas étaient bien divisés, avec seulement quelques ratures, et précédés chacun d’un chiffre.

1°…

2°…

3°…

Le secrétaire préparait sa défense, en attendant son avocat !

Une femme disait, à deux mètres de là :

— Il n’y avait même pas de draps propres et l’on a dû aller en demander à la femme du régisseur…

Pâle, les traits tirés, mais le regard volontaire, Jean Métayer écrivait :

4°…


V



Le deuxième jour

Maigret eut ce sommeil agité et voluptueux tout ensemble qu’on n’a que dans une chambre froide de campagne qui sent l’étable, les pommes d’hiver et le foin. Partout autour de lui voletaient des courants d’air. Et les draps étaient glacés, sauf à l’endroit exact, au creux moelleux, intime, qu’il avait réchauffé de son corps. Si bien que, recroquevillé, il évitait de faire le moindre mouvement.

À plusieurs reprises, il avait entendu la toux sèche de Jean Métayer dans la mansarde voisine. Puis ce furent les pas furtifs de Marie Tatin qui se levait.

Il resta encore quelques minutes au lit. Quand il eut allumé la bougie, le courage lui manqua pour faire sa toilette avec l’eau glaciale du broc et il remit ce soin à plus tard, descendit en pantoufles, sans faux col.

En bas, Marie Tatin versait du pétrole sur le feu qui ne voulait pas prendre. Elle avait les cheveux roulés sur des épingles et elle rougit en voyant surgir le commissaire.

— Il n’est pas encore sept heures… Le café n’est pas prêt…

Maigret avait une petite inquiétude. Dans son demi-sommeil, une demi-heure auparavant, il croyait avoir entendu passer une auto. Or, Saint-Fiacre n’est pas sur la grand-route. Il n’y a guère que l’autobus à traverser le village une fois par jour.

— L’autobus n’est pas parti, Marie ?

— Jamais avant huit heures et demie ! Et plus souvent neuf heures…

— C’est déjà la messe que l’on sonne ?

— Oui ! L’hiver, elle est à sept heures, l’été à six… Si vous voulez vous réchauffer…

Elle lui montrait le feu qui flambait enfin.

— Tu ne peux pas te décider à me tutoyer ?

Maigret s’en voulut en surprenant un sourire de coquetterie sur le visage de la pauvre fille.

— Le café sera fait dans cinq minutes…

Il ne ferait pas jour avant huit heures. Le froid était encore plus vif que la veille. Maigret, le col du pardessus relevé, le chapeau enfoncé jusqu’aux yeux, marcha lentement vers la tache lumineuse de l’église.

Ce n’était plus jour de fête. Il y avait en tout trois femmes dans la nef. Et la messe avait quelque chose de bâclé, de furtif. Le prêtre allait trop vite d’un coin de l’autel à l’autre. Trop vite il se retournait, bras étendus, pour murmurer en dévorant des syllabes :

— Dominus vobiscum !

L’enfant de chœur, qui avait peine à le suivre, disait Amen à contretemps, se précipitait sur sa sonnette.

Est-ce que la panique allait recommencer ? On entendait le murmure des prières liturgiques et parfois une aspiration de l’officiant qui, entre deux mots, reprenait haleine.

— Ité missa est…

Est-ce que cette messe-là avait duré douze minutes ? Les trois femmes se levaient. Le curé récitait le dernier évangile. Une auto s’arrêtait devant l’église et bientôt on entendait des pas hésitants sur le parvis.

Maigret était resté dans le fond de la nef, debout tout contre la porte. Aussi, quand celle-ci s’ouvrit, le nouveau venu se trouva-t-il littéralement nez à nez avec lui.

C’était Maurice de Saint-Fiacre. Il fut si surpris qu’il faillit battre en retraite en murmurant :

— Pardon… je…

Mais il fit un pas en avant, s’efforça de reprendre son aplomb.

— La messe est finie ?

Il était dans un état flagrant de nervosité. Ses yeux étaient cernés comme s’il n’eût pas dormi de la nuit. Et, en ouvrant la porte, il avait apporté du froid avec lui.

— Vous venez de Moulins ?

Les deux hommes parlaient du bout des lèvres, tandis que le prêtre récitait la prière après l’évangile et que les femmes fermaient leur livre de messe, reprenaient parapluie et sac à main.

— Comment le savez-vous ? Oui… je…

— Voulez-vous que nous sortions ?

Le prêtre et l’enfant de chœur étaient entrés dans la sacristie et le bedeau éteignait les deux cierges qui avaient suffi à la messe basse.

L’horizon, dehors, était un peu plus clair. Le blanc des maisons proches se détachait de la pénombre. L’auto jaune était là, entre les arbres de la place.

Le malaise de Saint-Fiacre était évident. Il regardait Maigret avec quelque surprise, étonné peut-être de le voir non rasé, sans faux col sous son manteau.

— Vous vous êtes levé bien tôt !… murmurait le commissaire.

— Le premier train, qui est un rapide, part de Moulins à 7 h 03 min…

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