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Simenon, Georges - La tête dun homme

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— Voulez-vous mon idée ?… Eh bien ! ce couteau, l’assassin l’a tout bonnement caché ici… Mais il l’a bien caché, si bien que nous ne l’avons pas vu… Tiens ! Tiens !… Avez-vous remarqué la forme du paquet que Mme Crosby a emporté ?… Trente centimètres de long… Quelques centimètres de large… En somme, les dimensions d’un solide poignard… Vous aviez raison, Radek, c’est une histoire affreusement compliquée… Mais… Holà !…

Il se penchait sur le parquet ciré où l’on distinguait assez nettement des traces de pas. On reconnaissait un talon minuscule, le talon d’une chaussure de femme.

— Vous avez de bons yeux ?… Alors, aidez-moi et essayez de suivre ces empreintes… Qui sait, nous allons peut-être apprendre de la sorte ce que Mme Crosby est venue faire cette nuit…

Radek hésita, regarda Maigret avec attention, en homme qui se demande quel rôle on lui fait jouer. Mais on ne pouvait rien lire sur le visage du commissaire.

— Les traces nous conduisent dans la chambre de la dame de compagnie, n’est-ce pas ?… Ensuite ?… Penchez-vous, mon vieux… Vous ne pesez pas encore cent kilos, vous… Hein ?… Les pas s’arrêtent devant ce placard ?… C’est une penderie ?… Est-ce qu’elle est fermée à clé ?… Non ! attendez avant d’ouvrir… Vous parliez de cadavre… Vous dites ? S’il y en avait un, là-derrière !…

Radek alluma une cigarette. Ses doigts tremblaient.

— Allons ! il faut quand même nous décider à ouvrir… Allez-y, mon vieux…

Et, tout en parlant, Maigret rajustait sa cravate devant un miroir, sans perdre pourtant son compagnon des yeux.

— Alors ?…

La porte du placard fut ouverte.

— Un cadavre ?… Quoi ?…

Radek avait reculé de trois pas. Et il fixait avec ahurissement une jeune femme aux cheveux blonds qui sortait de sa cachette, un peu gauche, mais nullement effrayée.

C’était Edna Reichberg. Elle regardait tour à tour Maigret et le Tchèque, comme si elle eût attendu une explication. Elle ne se montrait pas troublée.

Simplement la gêne de quelqu’un qui joue un rôle auquel il n’est pas habitué.

Maigret, lui, sans même s’occuper d’elle, s’était tourné vers Radek, qui s’efforçait de reprendre son assurance.

— Qu’est-ce que vous en dites ? Nous nous attendons à un cadavre – ou plutôt vous m’avez préparé à cette idée que j’allais trouver un cadavre – et voilà que nous trouvons une charmante jeune fille, bien vivante…

Edna s’était tournée, elle aussi, vers le Tchèque.

— Eh bien ! Radek… reprit Maigret avec bonne humeur.

Silence.

— Est-ce que tu crois toujours que je n’y comprendrai rien ? Tu dis ?…

La jeune Suédoise, qui ne quittait pas l’homme des yeux, ouvrit la bouche pour un cri d’effroi qui mourut dans sa gorge.

Le commissaire s’était à nouveau tourné vers le miroir, lissait ses cheveux du plat de la main. Or le Tchèque avait tiré un revolver de sa poche et, rapidement, il visait le policier, pressait la gâchette au moment précis où la jeune fille essayait en vain de crier.

Ce fut quelque chose de merveilleux et de saugrenu tout ensemble. On entendit un tout petit bruit métallique, comme en eût produit un jouet d’enfant. Aucune balle ne partit. Radek, une seconde fois, pressa la gâchette.

Le reste fut si rapide qu’Edna n’y comprit rien. Maigret avait l’air d’être solidement campé à sa place. Et pourtant, en une seconde, il bondit, tomba de tout son poids sur le Tchèque, qui roula sur le sol.

— Cent kilos !… avait-il annoncé.

Et, en effet, il écrasait son adversaire qui, après deux ou trois sursauts, resta immobile, les mains emprisonnées dans des menottes.

— Excusez-moi, mademoiselle… murmura le commissaire en se redressant. C’est fini… J’ai un taxi pour vous à la porte… Radek et moi, nous avons encore des tas de choses à nous raconter…

Le Tchèque s’était redressé, rageur, farouche. La lourde patte du commissaire s’abattit sur son épaule tandis que Maigret prononçait :

— Pas vrai, mon petit bonhomme ?…

XI


Poker d’as

De trois heures du matin au lever du jour, la lumière brilla dans le bureau de Maigret, au quai des Orfèvres, et les rares policiers qui eurent affaire dans la maison entendirent un murmure de voix monotone.

A huit heures, le commissaire fit monter par le garçon de bureau deux petits déjeuners. Il téléphona ensuite au domicile particulier du juge Coméliau.

Il était neuf heures quand la porte s’ouvrit. Maigret fit passer devant lui Radek, qui n’avait pas de menottes.

Les deux hommes avaient l’air aussi las l’un que l’autre. Par contre, ni chez l’assassin, ni chez l’enquêteur, on ne relevait trace d’animosité.

— Par ici ? questionna le Tchèque, arrivé au bout d’un couloir.

— Oui ! Nous allons traverser le Palais de Justice. Ce sera plus court…

Et il le conduisit au Dépôt, par le passage réservé à la Préfecture de police. Les formalités furent vite expédiées. Au moment où un gardien emmenait Radek vers une cellule, Maigret le regarda comme pour dire quelque chose, peut-être au revoir, puis haussa les épaules et gagna lentement le bureau de M. Coméliau.


C’est en vain que le juge s’était mis sur la défensive, qu’il avait pris, dès qu’on avait frappé à la porte, une attitude désinvolte.

Maigret ne crânait pas, ne se montrait ni triomphant, ni ironique. Il avait tout simplement les traits tirés d’un homme qui vient d’accomplir une tâche longue et pénible.

— Vous permettez que je fume ?… Merci… Il fait froid, chez vous.

Et il lança un regard hargneux au chauffage central qu’il avait fait supprimer dans son propre bureau pour le remplacer par un vieux poêle de fonte.

— C’est fait !… Comme je vous l’ai dit au téléphone, il avoue… Et je ne crois pas que vous ayez désormais d’ennuis avec lui, car il est beau joueur et il admet qu’il a perdu la partie…

Le commissaire avait préparé sur des bouts de papier des notes qui devaient servir à écrire son rapport, mais il les avait brouillées et il les repoussa dans sa poche en soupirant.

— La caractéristique de cette affaire… commença-t-il.

La phrase était trop pompeuse pour lui. Il reprit en se levant et en commençant à marcher, les mains derrière le dos :

— Une affaire truquée dès sa base ! Voilà tout ! Le mot n’est pas de moi ! Il est de l’assassin lui-même ! Et encore l’assassin ne comprenait-il pas, en disant cela, toute la portée de ses paroles.

Quand Joseph Heurtin a été arrêté, ce qui m’a frappé, c’est qu’il était impossible de classer son crime dans une catégorie quelconque. Il ne connaissait pas la victime. Il n’avait rien volé. Ce n’est ni un sadique, ni un détraqué…

J’ai voulu recommencer l’enquête et j’ai trouvé toutes les données de plus en plus fausses.

Faussées, j’insiste là-dessus, non par le hasard, mais sciemment, scientifiquement même ! Faussées de façon à dérouter la police, à lancer la Justice dans une aventure épouvantable !

Et que dire du véritable assassin ? Plus faux, à lui seul, que toute sa mise en scène !

Vous connaissez comme moi la psychologie des différentes sortes de criminels.

Eh bien ! nous ne connaissions, ni l’un, ni l’autre, celle d’un Radek.

Voilà huit jours que je vis avec lui, que je l’observe, que j’essaie de pénétrer sa pensée. Huit jours que je vais de stupeur en stupeur et qu’il me déroute !…

Une mentalité qui échappe à toutes nos classifications. Et c’est pourquoi il n’aurait jamais été inquiété s’il n’avait éprouvé l’obscur besoin de se faire prendre !

Car c’est lui qui m’a fourni les indices dont j’avais besoin ! Il l’a fait en sentant confusément qu’il se perdait… Mais il l’a fait quand même…

Et si je vous disais qu’à cette heure il est plutôt soulagé qu’autre chose ?…

Maigret n’élevait pas la voix. Mais il y avait en lui une véhémence contenue qui donnait une force singulière à ses paroles. On entendait des allées et venues dans les couloirs du Parquet et parfois un huissier criait un nom, ou bien des gendarmes faisaient sonner leurs bottes.

— Un homme qui a tué, non dans un but quelconque, mais tout bonnement pour tuer !… J’allais dire pour s’amuser… Ne protestez pas… Vous le verrez… Je doute qu’il parle beaucoup, voire qu’il réponde à vos questions, car il m’a annoncé qu’il ne désirait plus qu’une chose : la paix…

Les renseignements qu’on vous fournira sur lui suffiront…

Sa mère était servante, dans une petite ville de Tchécoslovaquie… Il a été élevé dans une maison de faubourg pareille à une caserne… Et, s’il a fait des études, c’est à coup de bourses et grâce à des œuvres charitables…

Tout gamin, je suis sûr qu’il en a souffert et qu’il a commencé à haïr ce monde qu’il ne voyait que d’en bas…

Tout gamin aussi, il a été persuadé qu’il avait du génie… Devenir illustre et riche grâce à son intelligence !… Un rêve qui l’a amené à Paris, qui lui a fait accepter qu’à soixante-cinq ans, rongée par une maladie de la moelle épinière, sa mère travaillât encore de son métier de servante pour lui envoyer de l’argent !

Un orgueil insensé, dévorant ! Un orgueil doublé d’impatience, car Radek, étudiant en médecine, se savait atteint du même mal que sa mère et n’ignorait pas qu’il n’avait qu’un nombre restreint d’années à vivre…

Au début, il travaille farouchement et ses professeurs sont étonnés de sa valeur.

Il ne voit personne, ne parle à personne. Il est pauvre, mais il a l’habitude de la pauvreté.

Souvent il va au cours sans chaussettes aux pieds. A plusieurs reprises il décharge des légumes, aux Halles, pour gagner quelques sous…

N’empêche que la catastrophe survient. Sa mère meurt. Il ne reçoit plus un centime.

Et brusquement, sans transition, il abandonne tous ses rêves. Il pourrait essayer de travailler, comme le font de nombreux étudiants.

Il ne le tente pas ! Soupçonne-t-il qu’il ne sera jamais l’homme de génie qu’il espérait devenir ? Doute-t-il de lui ?

Il ne fait plus rien !Rigoureusement rien ! Il traîne dans les brasseries. Il écrit des lettres à des parents éloignés pour obtenir des subsides. Il émarge à des œuvres philanthropiques. Il « tape » des compatriotes, cyniquement, en exagérant même l’absence de reconnaissance.

Le monde ne l’a pas compris ! Il hait le monde !

Et il passe toutes ses heures à entretenir sa haine. A Montparnasse, il est assis tout à côté de gens heureux, riches, bien portants. Il boit un café crème, tandis que les cocktails défilent sur les tables voisines…

A-t-il déjà l’idée d’un crime ? Peut-être ! Il y a vingt ans, il serait devenu anarchiste militant et on l’aurait trouvé lançant une bombe dans quelque capitale. Mais ce n’est plus la mode…

Il est seul ! Il veut rester seul ! Il se ronge ! Il puise une volupté perverse dans sa solitude, dans le sentiment de sa supériorité et de l’injustice du sort à son égard.

Son intelligence est remarquable, mais surtout un sens aigu qu’il possède des faiblesses de l’homme.

C’est un de ses professeurs qui m’a parlé d’une manie qu’il avait déjà à l’Ecole de médecine et qui le rendait effrayant. Il lui suffisait d’observer un homme pendant quelques minutes poursentir littéralement ses tares.

Et il annonçait avec une joie mauvaise à un jeune homme qui ne s’y attendait pas : « Avant trois ans, tu seras dans un sanatorium !… » Ou bien : « Ton père est mort d’un cancer, n’est-ce pas ?… Attention !… » Une sûreté inouïe de diagnostic. Et cela, tant pour les tares physiques que pour les tares morales.

Dans son coin, à la Coupole, c’était sa seule distraction. Malade, il guettait chez les autres les moindres signes de maladie…

Crosby était dans son champ d’observation, fréquentait dans le même bar. Radek m’a fait de lui un tableau saisissant de vérité.

Là où, je l’avoue, je ne voyais que ce que nous appelons un fils à papa, sans plus, un jouisseur de moyenne envergure, il a décelé, lui, la fêlure…

Il m’a parlé d’un Crosby bien portant, aimé des femmes, savourant l’existence, mais aussi d’un Crosby prêt à toutes les lâchetés pour satisfaire ses désirs…

Un Crosby qui, pendant un an, a laissé vivre sa femme dans la plus grande intimité avec sa maîtresse, Edna Reichberg, tout en sachant qu’à la première occasion il divorcerait pour épouser celle-ci…

Un Crosby enfin qui, un soir, alors que les deux femmes venaient de le quitter pour se rendre au théâtre, a laissé paraître l’angoisse sur son visage.

C’était à la Coupole, à une table du fond. L’Américain était accompagné de deux camarades comme il en avait tant. Et il a soupiré :

— Quand je pense qu’un imbécile, pas plus tard qu’hier, a assassiné une vieille mercière pour vingt-deux francs !… J’en donnerais cent mille, moi, pour qu’on me débarrasse de ma tante !…

Boutade ? Exagération ? Rêverie ?

Radek était là, qui détestait Crosby plus que les autres parce qu’il était le plus brillant des êtres qu’il approchait.

Le Tchèque connaissait mieux Crosby que Crosby lui-même, et l’autre ne l’avait seulement pas remarqué une seule fois !

Il s’est levé. Au lavabo, il a griffonné sur un bout de papier :

Entendu pour les cent mille francs. Envoyez la clé aux initiales M. B., boulevard Raspail, bureau du POP.

Il a repris sa place. Un garçon a remis le billet à Crosby, qui a ricané, puis qui a continué sa conversation, non sans dévisager les consommateurs autour de lui.

Un quart d’heure plus tard, le neveu de Mme Henderson demandait le poker d’as.

— Tu joues tout seul ? plaisanta un de ses compagnons.

— Une idée à moi… Je veux savoir si je retournerai au moins deux as du premier coup…

— Et alors ?

— Ce sera oui…

— Oui pour quoi ?

— Une idée… Ne vous inquiétez pas…

Et il agita longtemps les dés dans le cornet, les lança d’une main qui tremblait.

— Carré d’as !…

Il s’épongea, sortit après une boutade qui sonna faux. Le lendemain soir, Radek recevait la clé.


Maigret avait fini par se laisser tomber sur une chaise, à califourchon, selon son habitude.

— Cette histoire du poker d’as, c’est Radek qui me l’a révélée. Je suis sûr qu’elle est vraie et que Janvier, que j’ai envoyé en mission, me la confirmera d’une heure à l’autre. Tout le reste, ce que je vais dire comme ce que je vous ai déjà dit, je l’ai reconstitué peu à peu, fragment par fragment, à mesure que le Tchèque, que je suivais, me fournissait sans le savoir de nouvelles bases de raisonnement…

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