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Simenon, Georges - Laffaire Saint-Fiacre

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« Vous êtes presque le vrai propriétaire du château…

— Monsieur le comte !

— Vous ne savez donc pas jouer ? Je vous dis que nous jouons ! Nous jouons, si vous voulez, à être tous des commissaires comme votre voisin… Le moment est arrivé où la comtesse est à bout, où l’on va tout vendre et où l’on s’apercevra que c’est vous qui avez profité de la situation… Est-ce que la comtesse ne ferait pas mieux de mourir, bien gentiment, ce qui lui évitera par surcroît de connaître la misère ?…

Et, se tournant vers le maître d’hôtel, ombre dans l’ombre, démon aux deux mains d’un blanc de craie :

— Albert !… Allez chercher le revolver de mon père… Pour autant qu’il existe encore…

Il se versa à boire en même temps qu’à ses deux voisins, tendit la bouteille à Maigret.

— Vous voulez bien faire le service de votre côté ?… Ouf ! Nous voilà à peu près à la moitié de notre jeu… Mais attendons Albert… Monsieur Métayer… Vous ne buvez pas…

On entendit un « merci » étranglé.

— Et vous, maître ?

Et celui-ci, la bouche pleine, la langue pâteuse :

— Merci ! Merci ! J’ai tout ce qu’il me faut… Dites donc ! Savez-vous que vous feriez un fameux avocat général ?…

Il était le seul à rire, à manger avec un appétit indécent, à boire verre sur verre, tantôt du bourgogne, tantôt du bordeaux, sans même s’apercevoir de la différence.

On entendit sonner dix heures du soir à la cloche grêle de l’église. Albert tendait un gros revolver à barillet au comte et celui-ci en vérifiait le chargement.

— Parfait !… Je le pose ici, au milieu de la table, qui est ronde… Vous remarquerez, messieurs, qu’il est à égale distance de chacun… Nous avons examiné trois cas… Nous allons en examiner trois autres… Me permettez-vous d’abord une prédiction ?… Eh bien ! pour rester dans la tradition et dans la note de Walter Scott, je vous annonce qu’avant qu’il soit minuit l’assassin de ma mère sera mort !…

Maigret lui lança un regard aigu par-dessus la table, vit des yeux trop brillants, comme si Saint-Fiacre eût été ivre. Au même instant un pied toucha à nouveau le sien.

— Et maintenant, je continue… Mais mangez donc votre salade… Je passe à votre voisin de gauche, commissaire, c’est-à-dire à Émile Gautier… Un garçon sérieux, un travailleur qui, comme on dit dans les distributions de prix, s’est élevé par sa seule valeur et par un effort opiniâtre…

« Est-ce qu’il a pu tuer ?

« Une hypothèse : il a travaillé pour son papa, d’accord avec lui…

« Il va chaque jour à Moulins… C’est lui qui connaît le mieux l’état financier de la famille… Il a toutes facilités pour voir un imprimeur ou un ouvrier typographe…

« Passons ! Deuxième hypothèse… Vous m’excuserez, Métayer, de vous dire, si vous ne le savez pas encore, que vous aviez un rival… Émile Gautier n’est pas une beauté… N’empêche qu’il a occupé avant vous la place que vous occupiez avec tant de tact…

« Il y a de cela quelques années… Est-ce qu’il a conçu certains espoirs ?… Est-ce que, depuis lors, il lui est arrivé d’émouvoir à nouveau le cœur trop sensible de ma mère ?…

« Toujours est-il qu’il a été son protégé officiel, que toutes les ambitions lui ont été permises…

« Vous êtes venu… Vous avez vaincu…

« Tuer la comtesse et en même temps faire tomber les soupçons sur vous…

Maigret en avait les doigts de pied mal à l’aise dans les chaussures. Tout cela était odieux, sacrilège ! Saint-Fiacre parlait avec une exaltation d’ivrogne. Et les autres se demandaient s’ils tiendraient jusqu’au bout, s’ils devaient rester, subir cette scène ou se lever et partir.

— Vous voyez que nous nageons en pleine poésie… Remarquez que la comtesse elle-même, là-haut, serait incapable, si elle pouvait parler, de nous livrer la clé du mystère. L’assassin est rigoureusement le seul à être au courant de son crime… Mangez, Émile Gautier… Ne vous laissez surtout pas impressionner, comme votre père, qui semble sur le point de se trouver mal…

« Albert !… Il doit bien rester quelques bouteilles de vin dans un casier…

« À vous, jeune homme !

Et il se tournait en souriant vers Métayer, qui se leva d’une détente.

— Monsieur, mon avocat…

— Asseyez-vous donc, que diable ! Et ne nous faites pas croire qu’à votre âge vous ne comprenez pas la plaisanterie…

Maigret le regardait tandis qu’il prononçait ces paroles et il constatait que le front du comte était couvert de grosses gouttes de sueur.

— Nous ne cherchons aucun à nous faire meilleurs que nous sommes, n’est-il pas vrai ? Bien ! Je vois que vous commencez à saisir. Prenez un fruit ! C’est excellent pour la digestion…

Il faisait une chaleur insupportable et Maigret se demanda qui avait éteint les lampes électriques, ne laissant que les bougies de la table allumées.

— Votre cas est si simple qu’il en devient sans intérêt… Vous jouiez un rôle pas folichon, qu’on n’accepte pas de jouer très longtemps… Enfin, vous étiez couché sur le testament… Ce testament risquait à tout moment d’être changé… Une mort subite et c’était fini ! Vous étiez libre ! Vous récoltiez le fruit de votre… de votre sacrifice… Et, ma foi, vous épousiez quelque jeune fille que vous devez avoir en vue dans votre pays…

— Pardon ! intervint l’avocat, si comiquement que Maigret ne put réprimer un sourire.

— Votre gueule ! Buvez !

Saint-Fiacre était catégorique ! Il était ivre, cela ne faisait plus l’ombre d’un doute ! Il avait cette éloquence particulière aux ivrognes, mélange de brutalité et de finesse, de facilité d’élocution et de mots escamotés.

— Il ne reste que moi !

Il appela Albert.

— Dites, mon vieux, vous allez monter là-haut… Ce doit être tellement lugubre pour ma mère de rester toute seule…

Maigret vit le regard interrogateur du domestique se poser sur le vieux Gautier, qui battit affirmativement des paupières.

— Un instant ! Mettez d’abord des bouteilles à table… Le whisky aussi… Personne ne se soucie du protocole, je suppose…

Il regarda l’heure à sa montre.

— Onze heures dix minutes… Je parle tellement que je n’ai pas entendu les cloches de votre église, monsieur le curé…

Et, comme le maître d’hôtel poussait légèrement le revolver en mettant les flacons de whisky à table, le comte intervint.

— Attention, Albert !… Il doit rester à égale distance de chacun…

Il attendit que la porte fût refermée.

— Et voilà ! conclut-il. Il ne reste que moi ! Je ne vous apprends rien en vous disant que je n’ai jamais rien fait de bon ! Sauf peut-être du vivant de mon père… Mais, puisqu’il est mort alors que je n’avais que dix-sept ans…

« Je suis à la côte ! Tout le monde sait ça ! Les petits journaux hebdomadaires en parlent à mots à peine couverts…

« Chèques sans provision… Je tape maman le plus souvent possible… J’invente la maladie de Berlin pour obtenir quelques milliers de francs…

« Remarquez que c’est, en plus petit, le coup du missel…

« Or, que se passe-t-il ?… L’argent qui me revient est dépensé par des petits salopards comme Métayer… Excusez-moi, mon vieux… Nous faisons toujours de la psychologie transcendante…

« Bientôt il ne restera plus rien… Je téléphone à ma mère, à un moment où un chèque non provisionné va me valoir la prison… Elle refuse de payer… Cela pourra être établi par des témoignages…

« Enfin, si cela continue, dans quelques semaines il ne restera rien de mon patrimoine…

« Deux hypothèses, comme pour Émile Gautier. La première…

Jamais, de sa carrière, Maigret n’avait été aussi mal à l’aise. Et sans doute était-ce la première fois qu’il avait la sensation très nette d’être inférieur à la situation. Les événements le dépassaient. Parfois il croyait comprendre et l’instant d’après une phrase de Saint-Fiacre remettait tout en question !

Et il y avait toujours ce pied insistant, contre le sien.

— Si l’on parlait d’autre chose ! osa lancer l’avocat parfaitement soûl.

— Messieurs… commença le prêtre.

— Pardon ! Vous me devez votre temps jusqu’à minuit au moins ! Je disais que la première hypothèse…

« Parfait ! Vous m’avez fait perdre le fil de mes idées…

Et, comme pour le retrouver, il se versa un plein verre de whisky.

— Je sais que ma mère est très sensible. Je glisse le papier dans son missel, histoire de l’effrayer et, par le fait, de l’attendrir, avec l’idée de revenir le lendemain pour lui demander les fonds nécessaires et l’espoir de la trouver plus accommodante…

« Mais il y a la seconde hypothèse ! Pourquoi ne voudrais-je pas tuer, moi aussi ?

« Tout l’argent des Saint-Fiacre n’est pas dévoré ! Il en reste un peu ! Et, dans ma situation, un peu d’argent, si peu que ce soit, c’est peut-être le salut !

« Je sais vaguement que Métayer est couché sur le testament. Mais un assassin ne peut hériter…

« Est-ce que ce n’est pas lui qu’on soupçonnera du crime ? Lui qui passe une partie de son temps dans une imprimerie de Moulins ! Lui qui, vivant au château, peut comme il veut et quand il veut glisser le papier dans le missel ?

« Ne suis-je pas arrivé à Moulins samedi après-midi ? Et n’ai-je pas attendu là-bas, en compagnie de ma maîtresse, le résultat de cette manœuvre ?…

Il se leva, son verre à la main.

— À votre santé, messieurs… Vous êtes lugubres… Je le regrette… Toute la vie de ma pauvre mère, durant ces dernières années, a été lugubre… Pas vrai, monsieur le curé ?… Il serait juste que sa dernière nuit soit accompagnée d’un peu de gaieté…

Il regarda le commissaire dans les yeux :

— À votre santé, monsieur Maigret !

De qui se moquait-il ? De lui ? De tout le monde ?

Maigret se sentait en présence d’une force contre laquelle il n’y avait rien à tenter. Certains individus, à un moment donné de leur vie, ont ainsi une heure de plénitude, une heure pendant laquelle ils sont placés en quelque sorte au-dessus du reste de l’humanité et d’eux-mêmes.

C’est le cas du joueur qui, à Monte-Carlo, gagne à tout coup, quoi qu’il fasse. C’est le cas du parlementaire de l’opposition, jusque-là inconnu, qui, par son discours, fait vaciller le gouvernement, le renverse et en est le premier étonné, puisqu’il ne désirait que quelques lignes au Journal officiel.

Maurice de Saint-Fiacre vivait son heure. Il y avait en lui une force qu’il ne soupçonnait pas lui-même et les autres ne pouvaient que baisser la tête.

Mais n’était-ce pas l’ivresse qui l’emportait de la sorte ?

— Revenons à ce qui a fait le début de notre entretien, messieurs, puisqu’il n’est pas encore minuit… J’ai dit que l’assassin de ma mère était parmi nous… J’ai prouvé que ce pouvait être moi ou l’un d’entre vous, hormis peut-être le commissaire et le docteur !

« Encore n’en suis-je pas sûr…

« Et j’ai annoncé sa mort…

« Me permettez-vous une fois de plus le jeu des hypothèses ? Il sait que la loi ne peut rien contre lui. Mais il sait aussi que nous sommes quelques-uns, ou plutôt qu’il restera quelques personnes, six au moins, connaissant son crime…

« Là encore, nous nous trouvons devant plusieurs solutions…

« La première est la plus romantique, la plus conforme à Walter Scott…

« Mais il faut que je fasse une nouvelle parenthèse… Quelle est la caractéristique de ce crime ?… C’est qu’il y a au moins cinq individus qui gravitaient autour de la comtesse… Cinq individus qui avaient intérêt à sa mort, qui ont peut-être, chacun de son côté, envisagé les moyens de provoquer celle-ci…

« Un seul a osé… Un seul a tué !…

« Eh bien ! je vois très bien celui-là profiter de cette soirée pour se venger des autres… Il est perdu !… Pourquoi ne pas nous faire sauter tous ?…

Et Maurice de Saint-Fiacre, avec un sourire désarmant, regarda chacun tour à tour.

— Est-ce assez passionnant ? La vieille salle à manger du vieux château, les bougies, la table chargée de bouteilles… Puis, à minuit, la mort… Notez que c’est en même temps la suppression du scandale… Demain, les gens accourent et n’y comprennent rien… On parle de fatalité ou d’attentat anarchiste…

L’avocat s’agita sur sa chaise, jeta un coup d’œil anxieux autour de lui, vers la pénombre qui commençait à régner à moins d’un mètre de la table.

— Si je puis me permettre de rappeler que je suis médecin, grommela Bouchardon, je conseillerais à chacun une tasse de café bien noir…

— Et moi, dit lentement le prêtre, je vous dirai qu’il y a un mort dans la maison…

Saint-Fiacre hésita une seconde. Un pied frôla la cheville de Maigret qui se pencha soudain, trop tard une fois de plus.

— Je vous ai demandé jusqu’à minuit… Je n’ai examiné que la première hypothèse… Il y en a une seconde… L’assassin, traqué, affolé, se tire une balle dans la tête… Mais je ne crois pas qu’il le fera…

— Je supplie que l’on passe au fumoir ! glapit l’avocat en se levant et en se raccrochant au dossier de sa chaise pour ne pas tomber.

— Et enfin, il y a une troisième hypothèse… Quelqu’un, qui tient à l’honneur de la famille, vient en aide à l’assassin… Attendez… La question est plus complexe… Est-ce qu’il ne faut pas éviter le scandale ?… Est-ce qu’il ne faut pas aider le coupable à se suicider ?…

« Le revolver est là, messieurs, à égale distance de toutes les mains… Il est minuit moins dix… Je vous répète qu’à minuit l’assassin sera mort…

Et cette fois l’accent était tel que chacun resta coi. Les respirations étaient suspendues.

— La victime est là-haut, veillée par un domestique… L’assassin est ici, entouré par sept personnes…

Saint-Fiacre vida d’un trait le contenu de son verre. Et le pied anonyme frôlait toujours le pied de Maigret.

— Minuit moins six… Est-ce assez Walter Scott ? Tremblez, monsieur l’assassin…

Il était ivre ! Et il continuait à boire !

— Cinq personnes au moins pour dépouiller une vieille femme privée de son mari, d’affection… Un seul qui a osé… Ce sera la bombe ou le revolver, messieurs… La bombe qui nous fera sauter tous, ou le revolver qui n’atteindra que le coupable… Minuit moins quatre…

Et d’une voix sèche :

— N’oubliez pas que personne ne sait !…

Il saisit la bouteille de whisky, servit à la ronde, en commençant par le verre de Maigret et en finissant par celui d’Émile Gautier.

Il ne remplit pas le sien. N’avait-il pas assez bu ? Une bougie s’éteignit. Les autres allaient suivre.

— J’ai dit minuit… Minuit moins trois…

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