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Simenon, Georges - Laffaire Saint-Fiacre

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VIII



L’invitation à dîner


— Encore un coup de téléphone ! soupira Maigret en voyant Métayer se lever une fois de plus.

Il le suivit des yeux, constata qu’il ne pénétrait ni dans la cabine ni dans les lavabos. D’autre part, l’avocat grassouillet n’était plus assis que sur la pointe des fesses, comme quelqu’un qui hésite à se lever. Il regardait le comte de Saint-Fiacre. On eût même dit qu’il hésitait à esquisser un sourire. Était-ce Maigret qui était de trop ? Cette scène, en tout cas, rappelait au commissaire certaines histoires de jeunesse : trois ou quatre copains, dans une brasserie semblable ; deux femmes à l’autre bout de la salle. Les discussions, les hésitations, le garçon qu’on appelle pour le charger d’un billet…

L’avocat était dans le même état d’énervement. Et la femme installée à deux tables de Maigret s’y méprit, crut que c’était elle qui était visée. Elle sourit, ouvrit son sac et se mit un peu de poudre.

— Je reviens à l’instant ! dit le commissaire à son compagnon.

Il traversa la salle dans la direction suivie par Métayer, vit une porte qu’il n’avait pas remarquée et qui ouvrait sur un large couloir orné d’un tapis rouge. Au fond, un comptoir avec un grand livre, un standard téléphonique, une employée. Métayer était là, achevant une conversation avec cette dernière. Il la quitta au moment précis où Maigret s’avançait.

— Merci, mademoiselle… Vous dites dans la première rue à gauche ?

Il ne se cachait pas du commissaire. Il ne paraissait pas être ennuyé de sa présence. Au contraire ! Et dans son regard il y avait une petite flamme joyeuse.

— J’ignorais que ce fût un hôtel… dit Maigret à la jeune fille.

— Vous êtes descendu ailleurs ?… Vous avez eu tort… C’est même le premier hôtel de Moulins…

— N’avez-vous pas eu comme voyageur le comte de Saint-Fiacre ?

Elle faillit rire. Puis soudain elle devint grave.

— Qu’est-ce qu’il a fait ? questionna-t-elle avec quelque inquiétude. Voilà la seconde fois en cinq minutes que…

— Où avez-vous envoyé mon prédécesseur ?

— Il veut savoir si le comte de Saint-Fiacre est sorti pendant la nuit de samedi à dimanche… Je ne peux pas répondre maintenant, car le veilleur de nuit n’est pas arrivé… Alors ce monsieur m’a demandé si nous avons un garage et il y est allé…

Parbleu ! Maigret n’avait qu’à suivre Métayer !

— Et le garage est dans la première rue à gauche ! dit-il, un peu vexé quand même.

— C’est cela ! il reste ouvert toute la nuit.

Jean Métayer avait décidément fait vite car, quand Maigret entra dans la rue en question, il en sortait en sifflotant. Le gardien cassait la croûte dans un coin.

— C’est pour la même chose que ce monsieur qui sort… L’auto jaune… Est-on venu la prendre pendant la nuit de samedi à dimanche ?…

Il y avait déjà une coupure de dix francs sur la table. Maigret en déposa une seconde.

— Vers minuit, oui !

— Et on l’a ramenée ?

— Peut-être à trois heures du matin…

— Elle était sale ?

— Comme ci, comme ça… Vous savez, le temps est au sec.

— Ils étaient deux, n’est-ce pas ? Un homme et une femme…

— Non ! Un homme tout seul.

— Petit et maigre ?

— Mais non ! Très grand, au contraire, et bien portant. Le comte de Saint-Fiacre, évidemment !

Quand Maigret rentra dans le café, l’orchestre sévissait à nouveau et la première chose qu’il remarqua fut qu’il n’y avait plus personne dans le coin de Métayer et de son compagnon.

Il est vrai que quelques secondes plus tard il retrouvait l’avocat assis à sa propre place, à côté du comte de Saint-Fiacre.

À la vue du commissaire, il se leva de la banquette.

— Veuillez m’excuser… Mais non ! Reprenez votre place, je vous en prie…

Ce n’était pas pour s’en aller. Il s’assit sur la chaise, en face. Il était très animé, avec des roseurs aux pommettes, comme quand on s’empresse d’en finir avec une démarche délicate. Son regard semblait chercher Jean Métayer qu’on ne voyait pas.

— Vous allez comprendre, monsieur le commissaire… Je ne me serais pas permis de me rendre au château… C’est normal… Mais puisque le hasard veut que nous nous rencontrions en terrain neutre, si je puis dire…

Et il s’efforçait de sourire. Après chaque phrase, il avait l’air de saluer ses deux interlocuteurs, de les remercier de leur approbation.

— Dans une situation aussi pénible que celle-ci, il est inutile, ainsi que je l’ai dit à mon client, de compliquer encore les choses par une susceptibilité exagérée… M. Jean Métayer l’a très bien compris… Et, quand vous êtes arrivé, monsieur le commissaire, je disais au comte de Saint-Fiacre que nous ne demandions qu’à nous entendre…

Maigret grommela :

— Parbleu !

Et il pensait très exactement : « Toi, mon bonhomme, tu as de la chance si avant cinq minutes tu ne reçois pas sur la figure la main du monsieur à qui tu parles d’une voix si suave… »

Les joueurs de billard continuaient à tourner autour du tapis vert. Quant à la femme, elle se levait, laissait son sac à main sur la table et s’en allait vers le fond de la salle.

— Encore une qui se met le doigt dans l’œil. Une idée lumineuse vient de la frapper. Est-ce que Métayer n’est pas sorti pour lui parler dehors sans témoin ?… Alors, elle part à sa recherche…

Et Maigret ne se trompait pas. La main sur la hanche, la femme allait et venait, en quête du jeune homme !

L’avocat parlait toujours.

— Il y a des intérêts très complexes en présence et nous sommes disposés pour notre part…

— À quoi ? trancha Saint-Fiacre.

— Mais… à…

Il oublia que ce n’était pas son verre qu’il avait à portée de la main et il but dans celui de Maigret, par contenance.

— Je sais que l’endroit est peut-être mal choisi… Le moment aussi… Mais pensez que nous connaissons mieux que quiconque la situation financière de…

— De ma mère ! Ensuite ?

— Mon client, par une délicatesse qui l’honore, a préféré s’installer à l’auberge…

Pauvre diable d’avocat ! Les mots, maintenant que Maurice de Saint-Fiacre le regardait fixement, lui sortaient un à un de la gorge comme s’il eût fallu les en arracher.

— Vous me comprenez, n’est-ce pas, monsieur le commissaire ?… Nous savons qu’il y a un testament déposé chez le notaire… Rassurez-vous ! Les droits de M. le comte sont respectés… Mais Jean Métayer y figure néanmoins… Les affaires financières sont embrouillées… Mon client est seul à les connaître…

Maigret admirait Saint-Fiacre qui parvenait à rester d’un calme presque angélique. Il y avait même sur ses lèvres un léger sourire !

— Oui ! C’était un secrétaire modèle ! dit-il sans ironie.

— Remarquez que c’est un garçon d’excellente famille, qui a reçu une solide instruction. Je connais ses parents… Son père…

— Revenons à la fortune, voulez-vous ?

C’était trop beau. L’avocat pouvait à peine en croire ses oreilles.

— Vous permettez que j’offre une tournée ?… Garçon !… La même chose, messieurs ? Moi, ce sera un Raphaël-citron…

Deux tables plus loin, la femme revenait d’un air morne, car elle n’avait rien trouvé et elle se résignait à attaquer les joueurs de billard.

— Je disais que mon client est prêt à vous aider… Il y a certaines personnes dont il se méfie… Il vous dira lui-même que des opérations assez louches ont été faites par des gens que les scrupules n’étranglent pas… Enfin…

C’était le plus dur !… Malgré tout, l’avocat dut avaler sa salive avant de poursuivre :

— Vous avez trouvé les caisses du château vides… Or, il est indispensable que Mme votre mère…

— Mme votre mère ! répéta Maigret avec admiration.

— Mme votre mère… reprit l’avocat sans sourciller… Qu’est-ce que je disais ?… Oui ! Que les funérailles soient dignes des Saint-Fiacre… En attendant que les affaires soient arrangées au mieux des intérêts de chacun, mon client s’y emploiera…

— Autrement dit, il avancera les fonds nécessaires à l’enterrement… C’est bien cela ?

Maigret n’osait pas regarder le comte. Il fixait Émile Gautier qui faisait une nouvelle série magistrale, et il attendait, crispé, le vacarme qui allait éclater à son côté.

Mais non ! Saint-Fiacre se levait. Il parlait à un nouvel arrivant.

— Prenez donc place à notre table, monsieur.

C’était Métayer qui venait d’entrer et à qui l’avocat avait sans doute expliqué par signes que tout allait bien.

— Un Raphaël-citron aussi ?… Garçon !… Applaudissements dans la salle, parce que le morceau d’orchestre était fini. La rumeur éteinte, ce fut plus gênant, car les voix résonnaient davantage. Il n’y avait plus que le choc des billes d’ivoire pour rompre le silence.

— J’ai dit à M. le comte, qui a très bien compris…

— Pour qui le Raphaël ?

— Vous êtes venu de Saint-Fiacre en taxi, messieurs ?… Dans ce cas, je mets ma voiture à votre disposition pour vous reconduire… Vous serez un peu à l’étroit… J’emmène déjà le commissaire… Combien, garçon ?… Mais non ! je vous en prie… C’est ma tournée…

Mais l’avocat s’était levé et poussait un billet de cent francs dans la main du garçon qui questionnait :

— Le tout ?

— Mais oui ! Mais oui !

Et le comte d’articuler avec son plus gracieux sourire :

— Vous êtes vraiment trop charmant.

Émile Gautier, qui les regardait partir tous les quatre et se faire des politesses devant la porte, en oubliait de poursuivre sa série.

L’avocat se trouva assis devant, à côté du comte qui conduisait. Derrière, Maigret laissait à peine un peu de place à Jean Métayer.

Il faisait froid. Les phares n’éclairaient pas assez. La voiture était à échappement libre, ce qui empêchait de parler.

Maurice de Saint-Fiacre avait-il l’habitude de rouler à cette allure ? Fut-ce une petite vengeance ? Toujours est-il qu’il franchit les vingt-cinq kilomètres séparant Moulins du château en moins d’un quart d’heure, prenant les virages au frein, fonçant dans l’obscurité, n’évitant une fois que de justesse une charrette qui occupait le milieu de la route et qui l’obligea à grimper sur le talus.

Les visages étaient coupés par la bise. Maigret devait serrer à deux mains le col de son pardessus. On traversa le village sans ralentir. C’est à peine si l’on devina la lumière de l’auberge, puis le clocher pointu de l’église.

Un arrêt brusque, qui jeta les voyageurs les uns contre les autres. On était au pied du perron. On voyait les domestiques manger dans la cuisine en contrebas. Quelqu’un riait aux éclats.

— Vous me permettrez, messieurs, de vous offrir à dîner…

Métayer et l’avocat se regardèrent avec hésitation. Le comte les poussa d’une tape amicale à l’épaule vers l’intérieur.

— Je vous en prie… C’est mon tour, n’est-ce pas ?…

Et, dans le hall :

— Ce ne sera malheureusement pas très gai…

Maigret eût voulu lui dire quelques mots en particulier, mais l’autre ne lui en laissa pas le temps, ouvrit la porte du fumoir.

— Voulez-vous m’attendre quelques instants en prenant l’apéritif ?… Des ordres à donner… Vous savez où sont les bouteilles, monsieur Métayer ?… Est-ce qu’il reste quelque chose de buvable ?…

Il pressa un bouton électrique. Le maître d’hôtel se fit attendre longtemps, arriva la bouche pleine, sa serviette à la main.

Saint-Fiacre lui arracha celle-ci d’un geste sec.

— Vous ferez venir le régisseur… Ensuite vous me demanderez au téléphone le presbytère, puis la maison du docteur.

Et aux autres :

— Vous permettez ?

L’appareil téléphonique était dans le hall. Celui-ci, comme le reste du château, était mal éclairé. En effet, l’électricité n’existant pas à Saint-Fiacre, le château devait faire son courant lui-même et le moteur était trop faible. Les ampoules, au lieu de donner une lumière blanche, laissaient voir des filaments rougeâtres, comme dans certains tramways lorsqu’ils s’arrêtent.

C’était plein de grands pans d’ombre où l’on distinguait à peine les objets.

— Allô !… Oui, j’y tiens absolument… Merci, docteur…

L’avocat et Maigret étaient inquiets. Mais ils n’osaient pas encore s’avouer leur inquiétude. Ce fut Jean Métayer qui rompit le silence, en demandant au commissaire :

— Qu’est-ce que je puis vous offrir ?… Je ne crois pas qu’il reste du porto… Mais il y a des alcools…

Toutes les pièces du rez-de-chaussée étaient à l’enfilade, séparées par des portes grandes ouvertes. La salle à manger d’abord. Puis le salon. Puis le fumoir où les trois personnages se trouvaient. Enfin la bibliothèque où le jeune homme alla chercher des bouteilles.

— Allô !… Oui… J’y compte ?… À tout de suite…

Le comte téléphonait toujours, puis marchait dans le corridor longeant toutes les pièces, montait à l’étage et ses pas s’arrêtaient dans la chambre de la morte.

D’autres pas, plus lourds, dans le hall. On frappa à la porte qui s’ouvrit aussitôt. C’était le régisseur.

— Vous m’avez demandé ?

Mais il s’apercevait que le comte n’était pas là, regardait avec ahurissement les trois personnes réunies, battait en retraite, questionnait le maître d’hôtel qui arrivait.

— De l’eau de Seltz ? s’inquiétait Jean Métayer.

Et l’avocat, plein de bonne volonté, commençait en toussotant :

— Nous avons l’un et l’autre de drôles de professions, commissaire… Il y a longtemps que vous appartenez à la police ?… Moi, je suis inscrit au barreau depuis bientôt quinze ans… C’est vous dire que j’ai été mêlé aux événements les plus troublants qu’on puisse imaginer… À votre santé !… À la vôtre, monsieur Métayer… Je suis content pour vous de la tournure que prennent les…

La voix du comte, dans le corridor :

— Eh bien ! vous en trouverez ! Téléphonez à votre fils, qui est en train de jouer au billard au Café de Paris, à Moulins… Il apportera le nécessaire.

La porte s’ouvrit. Le comte entra.

— Vous avez à boire ?… Il n’y a pas de cigares, ici ?

Et il regardait Métayer d’un air interrogateur.

— Des cigarettes… Je ne fume que…

Le jeune homme n’acheva pas, détourna la tête, gêné.

— Je vais vous en apporter.

— Messieurs, vous voudrez bien excuser le repas très sommaire que vous allez faire… Nous sommes éloignés de la ville et…

— Allons ! Allons ! intervint l’avocat, à qui l’alcool commençait à faire de l’effet. Je suis persuadé que ce sera très bien… C’est le portrait d’un de vos parents ?…

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