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Simenon, Georges - Le pendu de Saint-Pholien

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» Je crois bien que personne n’avait lu l’Apocalypse en entier… Il n’y avait que Klein à en réciter quelques passages par cœur quand il était soûl…

» On avait décidé de payer la location du local tous ensemble, mais Klein avait le droit de l’habiter…

» Quelques gamines acceptaient de venir poser gratuitement… Poser et le reste, bien entendu !… Et nous en faisions des grisettes à la Murger !… Et tout le fatras !…

» En voici une, par terre… Bête comme une génisse… N’empêche qu’on la peignait en madone…

» Boire !… C’était le plus nécessaire… Il fallait coûte que coûte hausser l’atmosphère d’un ton… Et je me souviens de Klein essayant d’arriver au même résultat en renversant un flacon d’éther sulfurique sur le divan…

» Et de nous tous, nous montant le coup, attendant la griserie, les visions !…

» Tonnerre de Dieu !…

Jef Lombard alla coller son front à la vitre embuée, revint avec un nouveau tremblement dans la gorge.

— A force de provoquer cette surexcitation, on finissait par avoir les nerfs à nu… Surtout les plus mal nourris !… Vous comprenez ?… Le petit Klein, entre autres… Un gosse qui ne mangeait pas et qui se remontait à grand renfort d’alcool…

» Naturellement, nous redécouvrions le monde ! Nous avions nos idées sur tous les grands problèmes ! Nous honnissions le bourgeois, la société et toutes les vérités établies…

» Les affirmations les plus biscornues s’entremêlaient dès qu’on avait bu quelques verres et que la fumée rendait l’atmosphère opaque… On mélangeait Nietzsche, Karl Marx, Moïse, Confucius et Jésus-Christ…

» Un exemple, tenez !… Je ne sais plus qui avait découvert que la douleur n’existe pas, qu’elle n’est qu’une illusion de notre cerveau… Et l’idée m’a tellement enthousiasmé qu’une nuit, au milieu d’un cercle haletant, je me suis enfoncé la pointe d’un canif dans le gras du bras en m’efforçant de sourire…

» Et il y en a eu d’autres !… Nous étions une élite, un petit groupe de génies réunis par hasard… Nous planions au-dessus du monde conventionnel, des lois, des préjugés…

» Une poignée de dieux, n’est-ce pas ?… De dieux qui crevaient quelquefois de faim mais qui marchaient fièrement dans les rues en écrasant les passants de leur mépris…

» Et nous arrangions l’avenir : Lecocq d’Arneville deviendrait un Tolstoï. Van Damme, qui suivait les cours prosaïques de l’Ecole des hautes études commerciales, bouleverserait l’économie politique, renverserait les idées admises sur l’organisation de l’humanité.

» Chacun avait sa place ! Il y avait les poètes, les peintres et les futurs chefs d’Etat…

» A coups d’alcool !… Et encore !… A la fin, on avait tellement pris l’habitude de se remontrer qu’à peine ici, dans la lumière savante de la lanterne, avec un squelette dans la pénombre, le crâne qui servait de coupe commune, on attrapait de soi-même la petite fièvre voulue…

» Les plus modestes voyaient déjà, dans l’avenir, une plaque de marbre sur le mur de la maison : Ici se réunissaient les célèbres Compagnons de l’Apocalypse…

» C’était à qui apporterait le livre nouveau, l’idée extraordinaire…

» C’est un hasard que nous ne soyons pas devenus anarchistes ! Car la question a été discutée, gravement… Il y avait eu un attentat, à Séville… L’article du journal avait été lu à voix haute…

» Je ne sais plus qui s’est écrié :

» — Le vrai génie est destructeur !…

» Et notre poignée de gamins a épilogué des heures durant sur cette idée-là. On a envisagé le moyen de fabriquer des bombes. On s’est demandé ce qu’il serait intéressant de faire sauter.

» Puis le petit Klein, qui en était à son sixième ou septième verre, a été malade… Pas comme les autres fois… Une sorte de crise nerveuse… Il se roulait par terre et l’on n’a plus pensé qu’à ce qui adviendrait de nous s’il lui arrivait malheur.

» Cette fille en était !… Elle s’appelait Henriette… Elle pleurait…

» Ah ! c’étaient de belles nuits !… On mettait son point d’honneur à ne sortir que quand l’éteigneur de becs de gaz était passé et l’on s’en allait, frileux, dans l’aube morne.

» Les riches rentraient chez eux par la fenêtre, dormaient, mangeaient, ce qui réparait tant bien que mal les dégâts de la nuit…

» Mais les autres, Klein, Lecocq d’Arneville et moi, on trainait la patte dans les rues, on grignotait un petit pain, l’on regardait les étalages avec envie…

» Cette année-là, je n’avais pas de pardessus, parce que j’avais voulu acheter un grand chapeau qui coûtait cent vingt francs…

» Je prétendais que le froid, comme le reste, est illusion. Et, fort de nos discussions, je déclarais à mon père – un brave homme d’ouvrier armurier, mort depuis – que l’amour des parents est la forme la moins noble de l’égoïsme et que le premier devoir de l’enfant est de renier les siens…

» Il était veuf. Il partait à six heures du matin à son travail, quand moi je rentrais… Eh bien ! il a fini par s’en aller plus tôt, pour ne pas me rencontrer, parce que mes discours l’effrayaient… Et il me laissait des billets sur la table… Il y a de la viande dans l’armoire. Ton père…

La voix de Jef se brisa l’espace de quelques secondes. Il regarda Belloir, qui s’était assis sur le bord d’une chaise sans fond et qui fixait le plancher puis Van Damme qui réduisait un cigare en miettes.

— Nous étions sept, fit sourdement Lombard. Sept surhommes ! Sept génies ! Sept gamins !

» Janin, à Paris, fait encore de la sculpture… Ou plutôt il fabrique des mannequins pour une grande usine… Et de temps en temps il trompe sa fièvre en modelant le buste de sa maîtresse du moment…

» Belloir est dans la banque… Van Damme dans les affaires… Je suis photograveur…

Il y eut un silence craintif. Jef avala sa salive, poursuivit, tandis que le cerne qui sertissait ses yeux semblait s’approfondir :

— Klein s’est pendu, à la porte de l’église… Lecocq d’Arneville s’est tiré une balle dans la bouche, à Brême…

Nouveau silence. Et, cette fois, Maurice Belloir, incapable de rester assis, se leva, resta hésitant, alla se camper devant la verrière tandis qu’on percevait un drôle de bruit dans sa poitrine.

— Le dernier ?… prononça Maigret. Mortier, je crois ?… Le fils du marchand de boyaux…

Le regard de Lombard se fixa sur lui, si fiévreux que le commissaire prévit une nouvelle crise. Van Damme renversa une chaise.

— C’était en décembre, n’est-ce pas ?…

Maigret parlait et ne perdait pas un tressaillement de ses trois compagnons.

— Il y aura dix ans dans un mois… Dans un mois il y aura prescription…

Il alla ramasser d’abord le revolver automatique de Joseph Van Damme, puis l’arme à barillet que Jef avait lancée sur le sol peu après son arrivée.

Il ne s’était pas trompé. Lombard ne résistait pas, se prenait la tête à deux mains, gémissait :

— Mes petits !… Mes trois petits !…

Et, montrant soudain sans pudeur ses joues baignées de larmes au commissaire, il clama, redevenu frénétique :

— A cause de vous, de vous, de vous tout seul, je n’ai même pas regardé la petite, la dernière !… Je ne pourrais pas dire comment elle est… Comprenez-vous ?…

X


Un Noël rue du Pot-au-Noir

Un grain dut passer dans le ciel, un nuage bas et rapide, car tous les reflets de soleil s’éteignirent d’un seul coup. Et, comme si l’on eût tourné un commutateur, l’atmosphère devint grise, uniforme, tandis que les objets prenaient un visage renfrogné.

Maigret comprit le besoin qu’éprouvaient ceux qui se réunissaient là de doser l’éclairage d’une lanterne aux feux multicolores, de ménager de mystérieuses pénombres, de ouater l’air à grand renfort de fumée de tabac et d’alcool.

Et il put imaginer les réveils de Klein qui, au lendemain de ces orgies tristes, se retrouvait parmi les bouteilles vides, les verres cassés, dans une odeur rance, dans la lumière glauque qui tombait de la verrière sans rideaux.

Jef Lombard se taisait, accablé, et ce fut Maurice Belloir qui prit la parole.

Un changement brusque, comme si l’on était transporté sur un autre plan. L’émotion du photograveur se trahissait par une agitation de tout l’être, par des crispations, des sanglots, des sifflements de la voix, des allées et venues, des périodes d’emballement et de calme dont on eût pu établir un diagramme, comme pour une maladie.

Belloir, des pieds à la tête, dans sa voix, dans son regard, dans ses gestes, était d’une netteté qui faisait mal, car on sentait que c’était le résultat d’une concentration douloureuse.

Il n’aurait pas pu pleurer, lui ! Ni même étirer les lèvres ! Tout était figé !

— Vous permettez que je continue, commissaire ?… Tout à l’heure la nuit tombera et nous n’avons rien pour nous éclairer…

Ce n’était pas sa faute s’il évoquait ainsi un détail matériel. Ce n’était pas non plus manque d’émotion. C’était même plutôt sa façon à lui de l’extérioriser.

— Je crois que nous étions tous sincères, lors de nos palabres, de nos discussions, de nos rêveries à haute voix. Mais il y avait dans cette sincérité des degrés différents.

» Jef l’a dit… Il y avait d’une part les riches, qui rentraient ensuite chez eux, reprenaient pied dans une atmosphère solide… Van Damme, Willy Mortier et moi… Et même Janin, qui ne manquait de rien…

» Encore faut-il faire une place spéciale à Willy Mortier… Un détail, entre autres… Il était le seul à choisir ses maîtresses parmi les professionnelles des cabarets de nuit et les danseuses des petits théâtres… Il les payait…

» Un garçon positif… Comme son père, arrivé à Liège sans un sou, et qui, sans répugnance, avait choisi le commerce des boyaux, et s’y était enrichi…

» Willy recevait cinq cents francs par mois d’argent de poche. Pour nous tous, c’était fabuleux… Il ne mettait jamais les pieds à l’Université, faisait copier ses cours par des camarades pauvres, passait ses examens grâce à des combinaisons, à des pots-de-vin…

» S’il est venu ici, c’est uniquement par curiosité, car jamais il n’y a eu communion de goûts ni d’idées…

» Tenez ! Son père achetait des tableaux aux artistes, tout en les méprisant. Il achetait aussi des conseillers communaux, voire des échevins, pour obtenir certains passe-droits. Et il les méprisait…

» Eh bien ! Willy nous méprisait, lui aussi… Et, ici, il venait mesurer la différence entre lui - le riche - et les autres…

» Il ne buvait pas… Il regardait avec dégoût ceux d’entre nous qui étaient ivres… Lors des discussions interminables, il ne laissait tomber que quelques mots, qui étaient comme une douche, de ces mots qui font mal parce qu’ils sont trop crus, qu’ils dissipent toute la fausse poésie qu’on était parvenu à créer…

» Il nous détestait !… Nous le détestions !… Il était avare par surcroît… Avare avec cynisme. Klein ne mangeait pas tous les jours… Il nous arrivait à l’un et à l’autre de l’aider… Mortier, lui, déclarait :

» — Je ne veux pas qu’il y ait des questions d’argent entre nous… Je ne veux pas être reçu parce que je suis riche.

» Et il donnait exactement sa part quand, pour aller chercher à boire, chacun raclait le fond de ses poches !

» C’était Lecocq d’Arneville qui copiait ses cours… J’ai entendu Willy refuser de faire une avance sur le prix de ce travail…

» Il était l’élément étranger, hostile, qu’on trouve dans presque toute réunion d’hommes…

» On le supportait. Mais Klein, entre autres, lorsqu’il était soûl, le prenait violemment à partie, sortait tout ce qu’il avait sur le cœur… Et l’autre, un peu pâle, la lèvre dédaigneuse, écoutait…

» J’ai parlé de diverses qualités de sincérité… Les plus sincères étaient certainement Klein et Lecocq d’Arneville… Une affection fraternelle les unissait… Ils avaient eu tous les deux une enfance pénible, près d’une maman pauvre… Tous deux visaient plus haut, s’ulcéraient devant des obstacles infranchissables…

» Pour suivre les cours du soir de l’Académie, Klein devait travailler pendant la journée comme peintre en bâtiment… Et il nous avouait qu’il avait le vertige quand on l’envoyait au sommet d’une échelle… Lecocq copiait des cours, donnait des leçons de français à des étudiants étrangers… Il venait souvent manger ici… Le réchaud doit encore être quelque part…

Il était par terre, près du divan, et Jef le poussa du pied d’un air lugubre.


La voix mate, dépouillée, de Maurice Belloir, dont les cheveux cosmétiqués n’avaient pas un faux pli, reprit :

— J’ai entendu depuis, à Reims, dans des salons bourgeois, quelqu’un demander par jeu : « Dans telles ou telles circonstances, seriez-vous capable de tuer quelqu’un ?… »

» Ou encore la question du mandarin, que vous connaissez : « S’il vous suffisait de presser un bouton électrique pour tuer un mandarin très riche au fond de la Chine et en hériter, le feriez-vous ?… »

» Ici, où les sujets les plus inattendus étaient prétexte à des discussions qui duraient des nuits entières, l’énigme de la vie et de la mort devait se poser aussi…

» C’était un peu avant Noël… Un fait divers publié par un journal servit de point de départ… Il avait neigé… Il fallait que nos idées fussent différentes des idées admises, n’est-ce pas ?…

» Alors on s’emballa sur ce thème : l’homme n’est qu’une moisissure sur la croûte terrestre… Qu’importe sa vie ou sa mort… La pitié n’est qu’une maladie… Les gros animaux mangent les petits… Nous mangeons les gros animaux…

» Lombard vous a raconté l’histoire du canif… Ces coups qu’il se donnait pour démontrer que la douleur n’existe pas…

» Eh bien ! cette nuit-là, tandis que trois ou quatre bouteilles vides traînaient par terre, nous agitions gravement la question de tuer quelqu’un…

» N’était-on pas dans un domaine purement théorique où tout est permis ? On s’interrogeait l’un l’autre.

» — Tu aurais le courage, toi ?…

» Et les prunelles brillaient. Des frissons malsains couraient entre les omoplates…

» — Pourquoi pas ?… Puisque la vie n’est rien, qu’un hasard, une maladie de peau de la terre !…

» — Un inconnu qui passerait dans la rue ?…

» Et Klein, qui était le plus ivre, yeux cernés, chair livide de répondre :

» — Oui !…

» On se sentait à l’extrême bord d’un gouffre. On avait peur d’avancer encore. On jonglait avec le danger ou plaisantait avec cette mort qu’on avait évoquée et qui avait l’air, maintenant, de rôder parmi nous…

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