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Simenon, Georges - Lécluse n°1

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Une péniche à moteur diesel, qui descendait le courant, ralentissait en vue des arches du Pont-Neuf, battait même en arrière pour casser son erre. La sirène marchait toujours et, tandis que la femme prenait la barre, un homme sautait dans le canot qu’il poussait vers la rive en godillant.

— C’est François ! dit un marinier.

Ils marchèrent tous jusqu’au quai, où ils étaient debout au-dessus du mur de pierre quand le bateau accosta. La femme, au gouvernail, avait de la peine à maintenir le long bateau en ligne droite.

— Le patron est là ?

— Il est au café.

— Faudrait lui dire, doucement, je ne sais pas, moi, mais enfin pas trop vite, que son fils…

— Hein ?…

— … On vient de le trouver mort… C’est toute une histoire, là-bas… Il paraît qu’il s’est…

Un geste sinistre de la main vers la gorge. L’homme n’avait pas besoin d’achever. D’ailleurs, un remorqueur montant sifflait parce que la péniche était en travers de sa route, et le marinier se hâta de repousser son bachot.

Quelques personnes qui s’étaient arrêtées sur le pont repartaient déjà mais, sur le quai, ils étaient trois à se regarder, ahuris, gênés. La gêne s’accrut quand on vit Ducrau sur le seuil du Tabac Henri-IV, d’où il essayait de deviner ce qui se passait.

— C’est pour moi ?

Il avait tellement l’habitude que ce fût pour lui ! N’était-il pas un des cinq ou six personnages à régner sur le monde de l’eau ?

Maigret préférait laisser faire les hommes, qui hésitèrent, se poussèrent du coude jusqu’à ce que l’un deux, éperdu, bafouillât :

— Patron, il faudrait que vous remontiez tout de suite là-haut. Il y a…

L’autre regarda Maigret, sourcils froncés.

— Il y a quoi ?

— C’est chez vous…

— Eh bien ! quoi, chez moi ?

Il se fâchait. Il semblait les soupçonner tous de quelque chose.

— M. Jean…

— Mais parle, idiot !

— Il est mort.

C’était sur le seuil, en plein Pont-Neuf, en plein soleil, avec encore les verres de vin doré sur le comptoir et le patron à la chemise troussée sur les avant-bras, et l’étalage multicolore des paquets de cigarettes.

Ducrau promena autour de lui un regard si vide qu’on put croire qu’il n’avait pas compris. Sa poitrine se gonfla, mais il n’en sortit qu’un ricanement.

— Ce n’est pas vrai, dit-il en même temps que de l’eau envahissait ses paupières.

— C’est François, qui est avalant, qui s’est arrêté pour dire…

Il était énorme, ce petit homme, et si large, si solide que personne n’eût osé lui offrir sa pitié. Pourtant il tourna vers Maigret des prunelles de détresse, renifla, lança à ses compagnons de tout à l’heure :

— Je fais l’affaire à quarante-huit !

Mais tout en disant cela, en prenant Maigret à témoin de sa rudesse, il avait sur le visage un pauvre orgueil enfantin. Du bras, il arrêta un taxi rouge. Il n’invita même pas le commissaire à monter avec lui, tant il considérait la chose comme naturelle. Et tout naturel aussi de ne pas parler !

— À l’écluse de Charenton.

On remontait le cours de la Seine dont, une heure plus tôt, il racontait la vie bateau par bateau, anneau d’amarrage par anneau d’amarrage. Il la regardait encore, mais sans la voir, et l’on atteignait déjà les grilles de Bercy quand il éclata :

— Sale petit crétin !

La dernière syllabe ne sortit pas. Il y avait un sanglot dans la gorge, et Ducrau l’y garda, étouffant jusqu’au seuil de sa maison.

Le port était changé. Les gens avaient reconnu le patron à travers les vitres du taxi. L’éclusier lâcha sa manivelle pour retirer sa casquette. Sur le quai, des ouvriers étaient debout, comme si la vie eût été suspendue. Un contremaître attendait, sur le seuil.

— C’est toi qui as arrêté le concasseur ?

— J’ai cru…

Ducrau s’engagea le premier dans l’escalier. Maigret le suivait. Ils entendaient des pas, des voix beaucoup plus haut. Une porte s’ouvrit au premier et Jeanne Ducrau se jeta dans les bras de son mari. Elle était toute molle. Il la redressa, chercha un appui pour elle, la posa comme un colis entre les bras d’une grosse voisine qui reniflait.

Il montait toujours. Chose étrange, il se retourna pour s’assurer que Maigret était encore là. Entre le troisième et le quatrième étage, on croisa le commissaire de police qui descendait et qui, le chapeau à la main, commença :

— Monsieur Ducrau, je vous présente…

— Merde !

Il l’écarta de sa route, monta toujours.

— Commissaire, je…

— Tout à l’heure, grommela Maigret.

— Il a laissé une lettre que…

— Donnez !

Il la prit littéralement au vol et la poussa dans sa poche. Une seule chose comptait vraiment : cet homme qui montait, la respiration rauque, et s’arrêta devant une porte à bouton de cuivre qu’on lui ouvrit aussitôt.

La chambre était mansardée. La lumière tombait de haut et c’était, parmi les rayons de soleil, un fourmillement de fine poussière. Il y avait une table avec des livres, un fauteuil recouvert du même velours rouge que celui d’en bas.

Le docteur, à la table, signait un premier constat, et il arriva trop tard pour empêcher l’armateur d’arracher le drap qui recouvrait le corps de son fils.

Il n’y eut pas un mot, rien. Ducrau semblait surtout étonné, comme devant un spectacle inexplicable. Et c’était bien inexplicable, d’une étrange désolation, ce grand garçon maigre, dont la poitrine trop blanche apparaissait dans l’échancrure du pyjama de toile bleue à fines rayures. Au cou, il y avait un large cerne bleu. Les traits étaient ignoblement convulsés.

Ducrau s’avança, peut-être pour embrasser le mort, mais il ne le fit pas. On eût dit qu’il en avait peur. Il détourna le regard, chercha au plafond, puis à côté de la porte.

— À la lucarne, dit le médecin à voix basse.

Il s’était pendu, au petit jour, et c’était la bonne de ses parents, qui avait l’habitude de lui apporter son petit déjeuner, qui l’avait découvert.

Au même instant, Ducrau faisait preuve d’une présence d’esprit déroutante en s’adressant à Maigret, pour dire :

— La lettre !

Il avait donc tout vu, tout entendu pendant cette terrible ascension de l’escalier !

Le commissaire la sortit de sa poche, et son compagnon la lui prit des mains, la lut d’un seul coup d’œil, laissa retomber les bras avec lassitude.

— Peut-on être bête à ce point-là !

C’était tout. Et c’était bien sa pensée. Cela jaillissait du fond du cœur, plus tragique que de longues phrases.

— Mais lisez donc !

Il s’emportait maintenant contre Maigret qui ne ramassait pas assez vite le billet tombé par terre.


C’est moi qui ai attaqué mon père et je me fais justice. Pardon à tous. Que maman ne soit pas désespérée.


Jean.


Pour la seconde fois, Ducrau fut pris d’un rire étouffant.

— Vous imaginez ça ?

Il n’avait pas protesté quand le docteur avait recouvert à nouveau le corps et il ne savait plus s’il devait rester là, descendre, s’asseoir ou marcher.

— Ce n’est pas vrai ! dit-il encore.

Il mit enfin sa main sur l’épaule de Maigret, une grosse main lourde et lasse.

— J’ai soif !

Il avait les pommettes violacées, le front ruisselant de sueur, les cheveux collés aux tempes. Il est vrai que l’odeur de l’éther, qu’on avait employé pour quelque femme évanouie, emplissait la mansarde.


V

C’est un peu avant neuf heures, le lendemain, que Maigret arriva à la Police judiciaire et que le garçon de bureau lui annonça qu’on l’avait déjà demandé au téléphone.

— On n’a pas dit de nom, mais on va rappeler.

Au-dessus du tas de courrier, il y avait une note de service :


L’aide-éclusier de Charenton a été trouvé ce matin pendu à la porte de l’écluse.

 

Maigret n’eut pas le temps de s’étonner. La sonnerie du téléphone retentissait. Il décrocha, bougon, et il fut assez surpris en reconnaissant la voix de celui qui parlait à l’autre bout du fil simplement, avec déférence, avec même une pointe de timidité inattendue.

— Allô ! c’est vous, commissaire ? Ici Ducrau. Est-ce que vous accepteriez de venir me voir tout de suite ? Je me dérangerais bien, mais ce ne serait pas la même chose. Allô ! Je ne suis pas à Charenton. Je suis au bureau, 33, quai des Célestins. Vous venez ? Merci !

Tous les matins, depuis dix jours, il y avait ce même soleil à l’arrière-goût acide de groseilles vertes. Le long de la Seine plus qu’ailleurs, on sentait le printemps, et quand Maigret arriva quai des Célestins, il regarda avec envie un étudiant et quelques vieux messieurs qui fouillaient dans les boîtes poussiéreuses des bouquinistes.

Le 33 était une maison de deux étages, déjà vieille, dont la porte était ornée de plusieurs plaques de cuivre. À l’intérieur régnait l’atmosphère caractéristique des petits hôtels particuliers qu’on a transformés en bureaux. Il y avait des indications sur les portes : Caisse – Secrétariat, etc. En face du commissaire, un escalier conduisait au premier étage, et c’est au bout de cet escalier que Ducrau parut, tandis que Maigret cherchait quelqu’un à qui parler.

— Voulez-vous venir par ici ?

Il reçut le visiteur dans un salon devenu bureau, mais qui avait gardé son plafond ouvragé, ses trumeaux et ses dorures, le tout passé, vieillot, jurant avec les meubles de bois clair.

— Vous avez lu les plaques de cuivre ? questionna Ducrau en désignant un siège. En bas, c’est la Société des carrières de la Marne. Ici, les affaires de remorquage et, au second, les transports fluviaux. Ce qui veut dire Ducrau !

Mais il disait cela sans orgueil, comme si ces renseignements eussent eu leur importance. Il s’était assis le dos à la lumière, et Maigret remarqua qu’il y avait un brassard de crêpe à son veston de gros drap bleu. Il n’était pas rasé et sa chair en paraissait plus molle.

Il resta un moment sans rien dire, à jouer avec sa pipe éteinte, et c’est à ce moment que Maigret comprit qu’il y avait bien deux Ducrau : celui qui paradait, même vis-à-vis de lui-même, parlait fort, se gonflait en une interminable partie théâtrale, et l’autre, qui oubliait soudain de se regarder vivre et qui n’était plus qu’un homme assez timide et maladroit.

Mais il devait se résigner difficilement à être ce Ducrau-là ! C’était une nécessité pour lui d’être un cran au-dessus de la simple réalité, et déjà ses yeux avaient ce pétillement qui annonçait une nouvelle parade.

— Je viens ici le plus rarement possible, car il y a assez de crabes pour faire la besogne qu’on y fait. Ce matin, je ne savais où me réfugier.

Il en voulut à Maigret de son silence, de sa passivité, car, pour jouer sa partie, il avait besoin de répliquer.

— Savez-vous où j’ai passé la nuit ? Dans un hôtel de la rue de Rivoli ! Car, bien entendu, ils se sont abattus tous sur la maison, la vieille mère de ma femme, ma fille, son idiot, et des voisins par surcroît ! Ils ont organisé un vrai carnaval funéraire et j’ai préféré fiche le camp !

Il était sincère, mais il était quand même content du mot carnaval.

— J’ai traîné partout, à me dégoûter moi-même. Ça ne vous prend jamais, à vous, ce dégoût-là ?

Et, sans transition, il saisit sur la table un journal vieux de plusieurs jours, se leva, se campa à côté de Maigret et lui mit la feuille sous les yeux, en soulignant de l’ongle un articulet.

— Vous avez lu ? « Nous apprenons que le commissaire divisionnaire Maigret, de la Police judiciaire, bien qu’encore loin de la limite d’âge, a demandé et obtenu sa mise à la retraite. Il quittera son poste la semaine prochaine et sera vraisemblablement remplacé par le commissaire Ledent. »

— Eh bien ? s’étonna Maigret.

— Cela vous fait encore combien de jours ? Six, n’est-ce pas ?

Il ne s’assit plus. Il avait besoin de marcher. Il allait et venait, tantôt à contre-jour, tantôt face à la fenêtre, les doigts aux entournures du gilet.

— Je vous ai demandé, hier, combien l’administration vous donne, vous vous en souvenez ? Or, aujourd’hui, je veux vous dire ceci : je vous connais mieux que vous ne le croyez ; dès la semaine prochaine, je vous offre cent mille francs par an pour entrer chez moi ! Attendez avant de répondre.

D’un geste impatient, il ouvrit une porte, fit signe au commissaire de le rejoindre près de celle-ci. Dans un bureau clair, un homme d’une trentaine d’années, déjà un peu chauve, était assis devant une pile de dossiers, un long fume-cigarette au bec, cependant qu’une dactylo attendait la dictée.

— Le directeur du remorquage, annonça Ducrau, tandis que le personnage se levait précipitamment.

Et l’armateur ajouta :

— Ne vous dérangez pas, monsieur Jaspar ! (Il appuyait sur le « monsieur ».) À propos, répétez-moi donc ce que vous faites chaque soir. Car vous êtes champion de quelque chose, si je me souviens bien.

— De mots croisés.

— C’est cela ! Parfait ! Vous entendez, commissaire ? M. Jaspar, directeur, à trente-deux ans, du service de remorquage, est champion de mots croisés !

Il avait détaché toutes les syllabes et, sur la dernière, il referma la porte d’un geste brutal, après quoi il resta campé devant Maigret, à le regarder dans les yeux.

— Vous avez vu ce navet ? Il y en a d’autres en bas et au second, tous bien habillés, honnêtes, ce qu’on appelle travailleurs. Remarquez qu’à l’instant même M. Jaspar se demande avec angoisse ce qu’il a pu faire pour me déplaire. La dactylo va raconter l’incident dans toute la maison, et ils en ont pour dix jours à le sucer comme un bonbon. Parce que je leur donne le titre de directeur, ils s’imaginent de bonne foi qu’ils dirigent quelque chose ! Un cigare ?

Il y avait une caisse de havanes sur la cheminée, mais le commissaire préféra bourrer sa pipe.

— À vous, je n’offre aucun titre. Vous commencez à avoir une idée de mon affaire. Les transports d’une part, le remorquage, puis les carrières et le reste. Or le reste est extensible à volonté. Je fais une note à mes services pour qu’on vous fiche la paix. Vous allez et vous venez à votre guise. Vous fourrez votre nez partout.

Une fois encore, Maigret évoqua pendant quelques secondes les longs canaux bordés d’arbres, les commères en chapeau de paille noire et les wagonnets des carrières accourant vers les péniches. Ducrau avait pressé un timbre et une dactylo entrait bientôt, son carnet de sténographie à la main.

— Prenez note :


Entre les soussignés Émile Ducrau et Maigret… Prénom ?… et Maigret (Joseph), il a été convenu ce qui suit. À partir du 18 mars, M. Joseph Maigret entre au service de…

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