Simenon, Georges - Le pendu de Saint-Pholien
Neuschanz… Brême…
Maigret, à tout hasard, avait opéré la substitution des valises. Des heures durant, il avait cherché en vain à classer l’individu dans une des catégories connues de la police.
— Trop nerveux pour un véritable bandit international ! Ou alors, ce n’est qu’un comparse qui fera prendre ses chefs !… Un conspirateur ?… Un anarchiste ?… Il ne parle que le français et il n’y a guère de conspirateurs en France, ni même d’anarchistes militants !… Un petit escroc solitaire ?…
Un escroc eût-il vécu si pauvrement après avoir expédié trente billets de mille francs dans un simple papier gris ?
L’homme ne buvait pas d’alcool, se contentait, aux gares où l’attente était longue, d’avaler du café et parfois un petit pain ou une brioche.
Il ne connaissait pas la ligne, car il s’informait à chaque instant, s’inquiétait de savoir s’il était dans la bonne direction, s’inquiétait même avec exagération.
Il n’était pas vigoureux. Ses mains portaient néanmoins les stigmates du travail manuel. Les ongles étaient noirs, trop longs, ce qui laissait supposer qu’il n’avait pas travaillé depuis un certain temps.
Son teint révélait l’anémie, sinon la misère.
Et Maigret, peu à peu, avait oublié le bon tour qu’il voulait jouer à la police belge en lui apportant, comme en jouant, un malfaiteur pieds et poings liés.
Le problème le passionnait. Il se cherchait des excuses à lui-même :
— Amsterdam n’est pas si loin de Paris !…
Puis :
— Bah ! De Brême, par le rapide, je serai de retour en treize heures…
L’homme était mort. Il n’avait sur lui aucune pièce compromettante, aucun objet révélateur de son genre d’activité, sinon un banal revolver portant la marque la plus répandue en Europe.
Il semblait ne s’être tué que parce qu’on lui avait volé sa valise ! Sinon, pourquoi eût-il acheté au buffet de la gare des petits pains qu’il n’avait pas mangés ?
Et pourquoi cette journée de voyage, depuis Bruxelles où il eût pu tout aussi bien se faire sauter la cervelle que dans un hôtel allemand ?
Restait sa valise, qui donnerait peut-être le mot de l’énigme. Et c’est pourquoi, quand le corps eut été emporté, nu, roulé dans un drap, et hissé dans un fourgon officiel, après avoir été examiné, photographié, étudié de la plante des pieds au cuir chevelu, le commissaire s’enferma dans sa chambre.
Il avait les traits tirés. S’il bourra une pipe, à petits coups de pouce, selon son habitude, ce fut uniquement pour essayer de se persuader qu’il était calme.
Le visage souffreteux du mort l’agaçait. Il le revoyait sans cesse faisant claquer ses doigts et, sans transition, ouvrant la bouche toute grande pour y tirer un coup de revolver.
Cette sensation de gêne, presque de remords, était telle qu’il ne toucha la valise en fibre qu’après une pénible hésitation.
Et pourtant cette valise-là devait contenir sa justification ! N’allait-il pas y trouver la preuve que l’homme sur qui il avait la faiblesse de s’apitoyer était un escroc, un dangereux malfaiteur, peut-être un assassin ?
Les clés pendaient encore, comme dans le magasin de la rue Neuve, à une ficelle nouée à la poignée. Maigret souleva le couvercle, retira d’abord un complet gris sombre, moins usé que celui du mort.
Sous le complet, il y avait deux chemises sales, élimées au col et aux poignets, roulées en boule.
… Un faux col à petites rayures roses, qui avait été porté au moins quinze jours, car il était tout noir à l’endroit où il avait touché le cou de son propriétaire… Tout noir et effiloché…
C’était tout ! La valise montrait son fond de papier vert et les deux sangles dont on ne s’était pas servi, avec boucles et émerillons neufs.
Maigret secoua les vêtements, fouilla les poches. Elles étaient vides !
La gorge serrée par une indéfinissable angoisse, il s’obstina, dans sa volonté, dans son besoin de trouver quelque chose.
Un homme ne s’était-il pas tué parce qu’on lui avait volé cette valise ?… Et elle ne contenait qu’un vieux complet, que du linge sale !…
Pas un papier ! Rien de ce qui peut rappeler un document ! Pas même un indice permettant de faire des suppositions sur le passé du mort !
La chambre était tapissée d’un papier neuf, bon marché, dont les couleurs crues dessinaient des fleurs agressives. Par contre, les meubles étaient usés, boiteux, démantibulés, et sur la table il y avait un tapis en indienne qu’on ne pouvait toucher qu’avec répugnance.
La rue était déserte. Les boutiques avaient fermé leurs volets. Mais au carrefour, à cent mètres de là, des autos ne cessaient de défiler dans une rumeur rassurante.
Maigret regarda la porte de communication, la serrure vers laquelle il n’osa plus se pencher. Il se souvint que les experts, prévoyants, avaient dessiné sur le plancher de la chambre voisine les contours du cadavre.
Il s’y rendit sur la pointe des pieds, pour ne pas réveiller les locataires, peut-être aussi parce que le mystère lui pesait aux épaules, avec, à la main, le complet de la valise qui gardait ses faux plis.
La silhouette, sur le sol, était difforme, mais mathématiquement exacte.
Quand il essaya d’y appliquer le veston, le pantalon et le gilet, il eut une lueur dans les yeux, mordit machinalement le tuyau de sa pipe.
Les vêtements étaient au moins de trois tailles trop grands ! Ce n’étaient pas ceux du mort !
Ce que le vagabond gardait si jalousement dans sa valise, ce à quoi il attachait un tel prix qu’il s’était tué parce qu’il l’avait perdu, c’était le costume d’un autre !
II
M. Van Damme
Les journaux de Brême se contentèrent d’annoncer en quelques lignes qu’un Français, nommé Louis Jeunet, mécanicien, s’était suicidé dans un hôtel de la ville et que la misère semblait être le motif de son geste.
Mais, à l’heure où paraissaient ces lignes, le lendemain matin, l’information n’était déjà plus exacte. En feuilletant le passeport, en effet, Maigret avait été frappé par une particularité.
A la sixième page, réservée au signalement, où figurent en colonne les mentions âge, taille, cheveux, front, sourcils, etc., le mot front précédait le mot cheveux au lieu de lui succéder.
Or, six mois plus tôt, la Sûreté de Paris avait découvert à Saint-Ouen une véritable usine de faux passeports, livrets militaires, cartes d’étrangers et autres papiers officiels. On avait mis la main sur un certain nombre de ces documents. Mais les faussaires avaient eux-mêmes avoué que des centaines de pièces sortant de leurs presses étaient en circulation depuis plusieurs années, et que, faute de comptabilité, Ils étaient incapables de fournir la liste de leurs clients.
Le passeport prouvait que Louis Jeunet était un de ceux-ci et que, par conséquent, il ne s’appelait pas Louis Jeunet.
Par le fait, la seule base à peu près solide de l’enquête se dérobait. L’homme qui s’était tué cette nuit-là n’était plus qu’un inconnu !
Il était neuf heures quand le commissaire, à qui les autorités avaient donné toutes les autorisations désirables, arriva à la morgue, où, dès l’ouverture des portes, le public serait admis à circuler.
C’est en vain qu’il chercha un coin sombre pour y prendre une faction dont, il est vrai, il n’attendait pas grand-chose. La morgue était moderne, comme la plus grande partie de la ville et comme tous les édifices publics.
Et c’était plus sinistre encore que l’antique morgue du quai de l’Horloge, à Paris. Plus sinistre à cause, précisément, de la netteté des lignes et des plans, du blanc uniforme des murs qui reflétaient une lumière crue, des appareils frigorifiques astiqués comme dans une centrale électrique.
Cela faisait penser à une usine modèle, une usine dont la matière première serait des corps humains !
Le faux Louis Jeunet était là, moins défiguré qu’on eût pu s’y attendre, car des spécialistes avaient en quelque sorte reconstitué son visage.
Il y avait aussi une jeune femme, un noyé péché dans le port.
Le gardien, luisant de santé, sanglé dans un uniforme sans un grain de poussière, avait l’air d’un gardien de musée.
En une heure, contre toute attente, il défila une trentaine de personnes. Et, comme une femme demandait à voir un corps qui n’était pas exposé dans la salle, on entendit des sonneries électriques, des chiffres lancés par téléphone.
Dans un local du premier étage, un des casiers d’une vaste armoire occupant tout un mur glissa, se posa sur un monte-charge et, quelques instants plus tard, une boîte d’acier émergeait au rez-de-chaussée comme, dans certaines bibliothèques, les livres arrivent à la salle de lecture.
C’était le corps demandé ! La femme se pencha, sanglota, fut emmenée vers un bureau du fond, où une jeune secrétaire prit note de sa déclaration.
Peu de gens s’intéressaient à Louis Jeunet. Pourtant, vers dix heures, un homme vêtu avec recherche, qui descendait d’une auto particulière, pénétra dans la salle, chercha des yeux le suicidé et l’examina avec attention.
Maigret n’était qu’à quelques pas. Il s’approcha et, en détaillant le visiteur, eut l’impression qu’il n’avait pas affaire à un Allemand.
Dès qu’il vit bouger le commissaire, d’ailleurs, l’homme tressaillit, manifesta de la gêne, dut avoir à l’égard de Maigret la même pensée que celui-ci avait eue à son sujet.
— Vous êtes Français ? questionna-t-il le premier.
— Oui. Vous aussi ?
— C’est-à-dire que je suis Belge… Mais je vis à Brême depuis quelques années…
— Et vous connaissiez un nommé Jeunet ?…
— Non !… Je… J’ai lu ce matin dans le journal qu’un Français s’était suicidé à Brême… J’ai habité longtemps Paris… J’ai eu la curiosité de venir jeter un coup d’œil…
Maigret était d’un calme pesant, comme il l’était toujours dans ces moments-là. Et même, son visage prenait alors une expression si têtue, si peu subtile qu’il avait quelque chose de bovin.
— Vous appartenez à la police ?…
— Oui ! A la Police judiciaire…
— Et vous avez fait le voyage tout exprès ?… Qu’est-ce que je dis ?… Ce n’est pas possible, puisque le suicide a eu lieu cette nuit !… Vous connaissez des compatriotes, à Brême ?… Non ? Dans ce cas, si je puis vous être utile à quelque chose… Voulez-vous accepter l’apéritif ?…
Un peu plus tard, Maigret le suivait, prenait place dans la voiture que son compagnon conduisait lui-même.
Et celui-ci parlait d’abondance. C’était le type même de l’homme d’affaires jovial, remuant. Il semblait connaître tout le monde, saluait des passants, désignait des immeubles, expliquait :
— Ici, le Norddeutscher Lloyd… Vous avez entendu parler du nouveau paquebot qu’ils ont lancé ?… Ce sont mes clients…
Il montra un building dont presque toutes les fenêtres portaient des enseignes différentes.
— Au quatrième, à gauche, vous apercevez mon bureau…
On lisait sur les vitres, en lettres de porcelaine : Joseph Van Damme, commission, importation, exportation.
— Croiriez-vous que je reste parfois un mois sans avoir l’occasion de parler français ? Mes employés et même ma secrétaire sont Allemands… Les affaires l’exigent…
Il eût été difficile de lire une pensée quelconque sur le visage de Maigret, dont la dernière des qualités semblait bien être la subtilité. Il approuvait. Il admirait ce qu’on lui demandait d’admirer, y compris la voiture dont Van Damme lui vantait la suspension brevetée.
Il pénétra avec lui dans une grande brasserie regorgeant d’hommes d’affaires qui parlaient fort, tandis qu’un orchestre viennois jouait inlassablement et que s’entrechoquaient les chopes de bière.
— Vous n’imaginez pas le nombre de millions représentés par cette clientèle !… s’extasiait Van Damme. Tenez !… Vous ne comprenez pas l’allemand ?… Notre voisin est en train de vendre une cargaison de laine qui vogue en ce moment entre l’Australie et l’Europe… Il a trente ou quarante bateaux sur l’eau… Je pourrais vous en montrer d’autres… Qu’est-ce que vous buvez ?… Je vous recommande la Pilsen…
» A propos…
Maigret ne sourit même pas de la transition.
— A propos, qu’est-ce que vous pensez de ce suicide ?… Un indigent, comme le prétendent les journaux d’ici ?…
— C’est possible…
— Vous faites une enquête à son sujet ?…
— Non ! Cela regarde la police allemande… Et, comme le suicide est établi…
— Evidemment !… Remarquez que, si cela me frappe, c’est seulement parce qu’il s’agit d’un Français… Car il en vient si peu dans le Nord !…
Il se leva pour aller serrer la main d’un homme qui sortait, revint, affairé.
— Vous m’excuserez !… Le directeur d’une grosse compagnie d’assurances… Il vaut une centaine de millions… Mais écoutez donc, commissaire… Il est près de midi… Vous accepterez bien de déjeuner avec moi…
» Je ne puis que vous inviter au restaurant, car je suis célibataire… Vous ne mangerez pas comme à Paris… J’essaierai pourtant que vous ne déjeuniez pas trop mal…
» C’est dit, n’est-ce pas ?…
Il appela le garçon, paya. Et, pour tirer son portefeuille de sa poche, il eut un geste que Maigret avait vu souvent aux hommes d’affaires de son espèce qui prennent l’apéritif aux environs de la Bourse, un geste inimitable, une façon de se renverser en arrière en bombant la poitrine, en rentrant le menton, et d’ouvrir avec une négligence satisfaite cette chose sacrée, cette gaine de cuir matelassée de billets.
— Allons !…
Il ne lâcha le commissaire que vers cinq heures, après l’avoir entraîné dans son bureau, où il y avait trois employés et une dactylographe.
Encore avait-il fait promettre à Maigret que, s’il ne quittait pas Brême le jour même, ils passeraient la soirée ensemble dans un cabaret fameux.
Le policier se retrouva dans la foule, seul avec des pensées qui étaient loin d’être au point. Etaient-ce même des pensées à proprement parler ?
Il rapprochait en esprit deux silhouettes, deux hommes, et il essayait d’établir un rapport entre eux.
Car il y en avait un ! Van Damme ne s’était pas dérangé pour aller se pencher à la morgue sur le cadavre d’un inconnu. Et le plaisir de parler français ne l’avait pas seul poussé à inviter Maigret à déjeuner.
D’ailleurs, il n’avait pris peu à peu sa vraie personnalité qu’à mesure que le commissaire lui paraissait plus indifférent à l’affaire – et peut-être plus bête !
Le matin, il était inquiet. Son sourire manquait de spontanéité.