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Simenon, Georges - Le chien jaune

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Le cerne des paupières rongeait la moitié des joues non rasées, qui semblaient plus creuses. Et l’absence de cravate comme le complet fripé accroissaient l’impression de détresse qui se dégageait du personnage.

Il s’interrompait de parler pour toussoter. Il cracha même ostensiblement dans son mouchoir, qu’il regarda en homme qui craint la tuberculose et qui s’observe avec anxiété.

— Vous avez du nouveau ? questionna-t-il avec lassitude.

— Les gendarmes ont dû vous parler du drame de cette nuit ?

— Non… Qu’est-ce que… Qui a été…

Il s’était collé au mur comme s’il eût craint d’être assailli.

— Bah ! Un passant, qui a reçu une balle dans la jambe…

— Et on tient le… le meurtrier ?… Je n’en peux plus, commissaire !… Avouez qu’il y a de quoi devenir fou… Encore un client du Café de l’Amiral, n’est-ce pas ?… C’est nous que l’on vise !… Et je me creuse en vain la tête pour deviner pourquoi… Oui, pourquoi ?… Mostaguen !… Le Pommeret !… Goyard ! Et le poison qui nous était destiné à tous… Vous verrez qu’ils finiront par m’atteindre malgré tout, ici même… Mais pourquoi, dites ?…

Il n’était plus pâle. Il était livide. Et il faisait mal à voir tant il illustrait l’idée de panique dans ce qu’elle a de plus pitoyable, de plus affreux.

— Je n’ose pas dormir… Cette fenêtre, tenez !… Il y a des barreaux… Mais il est possible de tirer à travers… La nuit !… Un gendarme, ça peut s’endormir, ou penser à autre chose… Je ne suis pas né pour une vie pareille, moi !… Hier, j’ai bu toute cette bouteille, avec l’espoir de dormir… Et je n’ai pas fermé l’œil !… J’ai été malade !… Si seulement on était parvenu à abattre ce vagabond, avec son chien jaune…

Est-ce qu’on l’a revu le chien ?… Est-ce qu’il rôde toujours autour du café ?… Je ne comprends pas qu’on ne lui ait pas envoyé une balle dans la peau… A lui et à son maître !…

— Son maître a quitté Concarneau cette nuit…

— Ah !…

Le docteur semblait avoir peine à y croire.

— Tout de suite après… après son nouveau crime ?…

— Avant !…

— Mais alors ?… Ce n’est pas possible !… Il faut croire que…

— C’est cela ! Je le disais au maire, cette nuit… Un drôle de bonhomme, entre nous, le maire… Qu’est-ce que vous en pensez, vous ?…

— Moi ?… Je ne sais pas… Je…

— Enfin, il vous a vendu les terrains du lotissement… Vous êtes en rapport avec lui… Vous étiez ce qu’on appelle des amis…

— Nous avions surtout des relations d’affaires et de bon voisinage… A la campagne…

Maigret nota que la voix se raffermissait, qu’il y avait moins de flou dans le regard du docteur.

— Qu’est-ce que vous lui disiez ?…

Maigret tira son carnet de sa poche.

— Je lui disais que la série de crimes, ou si vous préférez de tentatives de meurtre, n’avait pu être commise par aucune des personnes actuellement connues de nous… Je ne vais pas reprendre les drames un par un… Je résume… Je parle objectivement, n’est-ce pas ? en technicien… Eh bien ! il est certain que vous n’avez pas pu matériellement tirer cette nuit sur le douanier, ce qui pourrait suffire à vous mettre hors de cause… Le Pommeret n’a pas pu tirer non plus, puisqu’on l’enterre demain matin… Ni Goyard, qui vient d’être retrouvé à Paris !… Et ils ne pouvaient, ni l’un ni l’autre, se trouver le vendredi soir derrière la boîte aux lettres de la maison vide… Emma non plus…

— Mais le vagabond au chien jaune ?

— J’y ai pensé ! Non seulement ce n’est pas lui qui a empoisonné Le Pommeret, mais, cette nuit, il était loin des lieux du drame quand celui-ci s’est produit… C’est pourquoi j’ai parlé au maire d’une personne inconnue, un Ixe mystérieux qui, lui, pourrait avoir commis tous ces crimes… A moins…

— A moins ?…

— A moins qu’il ne s’agisse pas d’une série !… Au lieu d’une sorte d’offensive unilatérale, supposez un vrai combat, entre deux groupes, ou entre deux individus…

— Mais alors, commissaire, qu’est-ce que je deviens, moi ?… S’il y a des ennemis inconnus qui rôdent… je…

Et son visage se ternissait à nouveau. Il se prit la tête à deux mains.

— Quand je pense que je suis malade, que les médecins me recommandent le calme le plus absolu !… Oh ! il n’y aura pas besoin d’une balle ni de poison pour m’avoir… Vous verrez que mon rein fera le nécessaire…

— Qu’est-ce que vous pensez du maire ?…

— Je ne sais pas ! Je ne sais rien !… Il est d’une famille très riche… Jeune homme, il a mené la grande vie à Paris… Il a eu son écurie de courses… Puis il s’est rangé… Il a sauvé une partie de sa fortune et il est venu s’installer ici, dans la maison de son grand-père, qui était, lui aussi, maire de Concarneau… Il m’a vendu les terres qui ne lui servaient pas… Je crois qu’il voudrait être nommé conseiller général, pour finir au Sénat…

Le docteur s’était levé et on eût juré qu’en quelques jours il avait maigri de dix kilos. Il se fût mis à pleurer d’énervement qu’on ne s’en serait pas étonné.

— Qu’est-ce que vous voulez y comprendre ?… Et ce Goyard qui est à Paris quand on croit… Qu’est-ce qu’il peut bien faire là ?… Et pourquoi ?…

— Nous ne tarderons pas à le savoir, car il va arriver à Concarneau… Il est même arrivé à l’heure qu’il est…

— On l’a arrêté ?…

— On l’a prié de suivre deux messieurs jusqu’ici… Ce n’est pas la même chose…

— Qu’est-ce qu’il a dit ?…

— Rien ! Il est vrai qu’on ne lui a rien demandé !

Alors, soudain, le docteur regarda le commissaire en face. Le sang lui monta d’un seul coup aux pommettes.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?… Moi, j’ai l’impression que quelqu’un devient fou !… Vous venez me parler du maire, de Goyard… Et je sens, vous entendez, je sens que d’un moment à l’autre c’est moi qui serai tué… Malgré ces barreaux qui n’empêcheront rien !… Malgré ce gros imbécile de gendarme qui est de garde dans la cour !… Et je ne veux pas mourir !… Je ne veux pas !… Qu’on me donne seulement un revolver pour me défendre !… Ou alors, qu’on enferme ceux qui en veulent à ma vie, ceux qui ont tué Le Pommeret, qui ont empoisonné la bouteille…

Il pantelait des pieds à la tête.

— Je ne suis pas un héros, moi ! Mon métier n’est pas de braver la mort !… Je suis un homme !… Je suis malade !… Et j’ai bien assez, pour vivre, de lutter contre la maladie… Vous parlez ! Vous parlez !… Mais qu’est-ce que vous faites ?…

Rageur, il se frappa le front contre le mur.

— Tout ceci ressemble à une conspiration… A moins qu’on veuille me rendre fou… Oui ! On veut m’interner !… Qui sait ?… N’est-ce pas ma mère qui en a assez ?… Parce que j’ai toujours gardé jalousement la part qui me revient dans l’héritage de mon père !… Mais je ne me laisserai pas faire…

Maigret n’avait pas bougé. Il était toujours là, au milieu de la cellule blanche dont un mur était inondé de soleil, les coudes sur le dossier de sa chaise, la pipe aux dents.

Le docteur allait et venait, en proie à une agitation qui confinait au délire.

Or, soudain, on entendit dans la pièce une voix joyeuse, à peine ironique, qui modulait à la façon des enfants :

— Coucou !…

Ernest Michoux sursauta, regarda les quatre coins de la cellule avant de fixer Maigret. Et alors il aperçut le visage du commissaire, qui avait tiré sa pipe de sa bouche et qui rigolait en lui lançant une œillade.

Ce fut comme l’effet d’un déclic. Michoux s’immobilisa, tout mou, tout falot, eut l’air de fondre jusqu’à devenir une silhouette irréelle d’inconsistance.

— C’est vous qui…

On eût pu croire que la voix venait d’ailleurs, comme celle d’un ventriloque qui fait jaillir les mots du plafond ou d’un vase de porcelaine.

Les yeux de Maigret riaient toujours tandis qu’il se levait et prononçait avec une gravité encourageante, qui contrastait avec l’expression de sa physionomie :

— Remettez-vous, docteur !… J’entends des pas dans la cour… Dans quelques instants, l’assassin sera certainement entre ces quatre murs…

Ce fut le maire que le gendarme introduisit le premier. Mais il y avait d’autres bruits de pas dans la cour.

X


La « Belle-Emma »

— Vous m’avez prié de venir, commissaire ?…

Maigret n’avait pas eu le temps de répondre qu’on voyait entrer dans la cour deux inspecteurs qui encadraient Jean Goyard, tandis qu’on devinait dans la rue, des deux côtés de la poterne, une foule agitée.

Le journaliste paraissait plus petit, plus grassouillet entre ses gardes du corps. Il avait rabattu son chapeau mou sur ses yeux et, par crainte des photographes, sans doute, il tenait un mouchoir devant le bas de son visage.

— Par ici ! dit Maigret aux inspecteurs. Vous pourriez peut-être aller nous chercher des chaises, car j’entends une voix féminine…

Une voix aiguë, qui disait :

— Où est-il ?… Je veux le voir immédiatement !… Et je vous ferai casser, inspecteur… Vous entendez ?… Je vous ferai casser…

C’était Mme Michoux, en robe mauve, avec tous ses bijoux, de la poudre et du rouge, qui haletait d’indignation.

— Ah ! vous êtes ici, cher ami… minauda-t-elle devant le maire. Imagine-t-on une histoire pareille ?… Ce petit monsieur arrive chez moi alors que je ne suis même pas habillée… Ma domestique est en congé… Je lui dis à travers la porte que je ne puis pas le recevoir et il insiste, il exige, il attend pendant que je fais ma toilette en prétendant qu’il a ordre de m’amener ici… C’est tout bonnement inouï… ! Quand je pense que mon mari était député, qu’il a presque été président du Conseil et que ce… ce galapiat… oui, galapiat !…

Elle était trop indignée pour se rendre compte de la situation. Mais soudain elle vit Goyard qui détournait la tête, son fils assis au bord de la couchette, la tête entre les mains. Une auto entrait dans la cour ensoleillée. Des uniformes de gendarmes chatoyaient. Et de la foule, maintenant, partait une clameur.

On dut fermer la porte cochère pour empêcher le public de pénétrer de force dans la cour. Car la première personne que l’on tira littéralement de l’auto n’était autre que le vagabond. Non seulement il avait des menottes aux mains, mais encore on lui avait entravé les chevilles à l’aide d’une corde solide, si bien qu’il fallut le transporter comme un colis.

Derrière lui, Emma descendait, libre de ses mouvements, aussi ahurie que dans un rêve.

— Libérez-lui les jambes !

Les gendarmes étaient fiers, encore émus de leur capture. Celle-ci n’avait pas dû être facile, à en juger par les uniformes en désordre et surtout par le visage du prisonnier, qui était complètement maculé du sang qui coulait encore de sa lèvre fendue.

Mme Michoux poussa un cri d’effroi, recula jusqu’au mur, comme à la vue d’une chose répugnante, tandis que l’homme se laissait délivrer sans mot dire, que sa tête se levait, qu’il regardait lentement, lentement autour de lui.

— Tranquille, hein, Léon !… gronda Maigret.

L’autre tressaillit, chercha à savoir qui avait parlé :

— Qu’on lui donne une chaise et un mouchoir…

Il remarqua que Goyard s’était glissé tout au fond de la cellule, derrière Mme Michoux, et que le docteur grelottait, sans regarder personne. Le lieutenant de gendarmerie, embarrassé par cette réunion insolite, se demandait quel rôle il avait à jouer.

— Qu’on ferme la porte !… Que chacun veuille prendre la peine de s’asseoir… Votre brigadier est capable de nous servir de greffier, lieutenant ?… Très bien ! Qu’il s’installe à cette petite table… Je vous demande de vous asseoir aussi, monsieur le maire…

La foule, dehors, ne criait plus, et pourtant on la sentait là, on devinait dans la rue une vie compacte, une attente passionnée.

Maigret bourra une pipe, en marchant de long en large, se tourna vers l’inspecteur Leroy.

— Vous devriez téléphoner avant tout au syndic des gens de mer, à Quimper, pour lui demander ce qui est arrivé, voilà quatre ou cinq ans, peut-être six, à un bateau appelé La Belle-Emma…

Comme l’inspecteur se dirigeait vers la porte, le maire toussa, fit signe qu’il voulait parler.

— Je puis vous l’apprendre, commissaire… C’est une histoire que tout le monde connaît dans le pays…

— Parlez…

Le vagabond remua dans son coin, à la façon d’un chien hargneux. Emma ne le quittait pas des yeux, se tenait assise sur l’extrême bord de sa chaise. Le hasard l’avait placée à côté de Mme Michoux, dont le parfum commençait à envahir l’atmosphère, une odeur sucrée de violette.

— Je n’ai pas vu le bateau, disait le maire avec aisance, avec peut-être un rien de pose. Il appartenait à un certain Le Glen, ou Le Glerec, qui passait pour un excellent marin mais pour une tête chaude… Comme tous les caboteurs du pays, la Belle-Emma transportait surtout des primeurs en Angleterre… Un beau jour, on a parlé d’une plus longue campagne… Pendant deux mois, on n’a pas eu de nouvelles… On a appris enfin que la Belle-Emma avait été arraisonnée en arrivant dans un petit port près de New York, l’équipage conduit en prison et la cargaison de cocaïne saisie… Le bateau aussi, bien entendu… C’était l’époque où la plupart des bateaux de commerce, surtout ceux qui transportaient le sel à Terre-Neuve, se livraient à la contrebande de l’alcool…

— Je vous remercie… Bougez pas, Léon… Répondez-moi de votre place… Et surtout, répondez exactement à mes questions, sans plus !… Vous entendez ?… D’abord, où vous a-t-on arrêté tout à l’heure ?…

Le vagabond essuya le sang qui maculait son menton, prononça d’une voix rauque.

— A Rosporden… dans un entrepôt du chemin de fer où nous attendions la nuit pour nous glisser dans n’importe quel train…

— Combien d’argent aviez-vous en poche ?…

Ce fut le lieutenant qui répliqua :

— Onze francs et de la menue monnaie…

Maigret regarda Emma, qui avait des larmes fluides sur les joues, puis la brute repliée sur elle-même. Il sentit que le docteur, bien qu’immobile, était en proie à une agitation intense et il fit signe à un des policiers d’aller se placer près de lui pour parer à toute éventualité.

Le brigadier écrivait. La plume grattait le papier avec un bruit métallique.

— Racontez-nous exactement dans quelles conditions s’est fait ce chargement de cocaïne, Le Glerec…

L’homme leva les yeux. Son regard, braqué sur le docteur, se durcit. Et la bouche hargneuse, ses gros poings serrés, il grommela :

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