Simenon, Georges - Monsieur Gallet, décédé
— Tout de suite en arrivant, vers une heure et demie…
— Et vous n’avez pas entendu de bruits de pas dans l’allée ?…
— Je n’ai pas fait attention… J’étais fort absorbé, car le travail auquel je me livrais, et qui a l’air idiot, est en réalité très délicat…
— Je sais ! Je sais ! Au fait, à qui ai-je parlé de M. Jacob ?… Au jardinier, je crois… Et Saint-Hilaire, qui était à la pêche, est rentré pour déjeuner, s’est habillé et est allé faire sa partie de cartes… Vous êtes sûr que tous les autres écrits carbonisés sont de la main de M. Clément ?…
— Absolument certain !
— Donc, sans intérêt… La seule chose qui compte est cette lettre signée M. Jacob qui parle de numéraire, de lundi, et qui a tout l’air de réclamer 20,000 francs pour cette date en menaçant le destinataire de la prison. Le crime a eu lieu samedi…
Parfois le râteau, dehors, heurtait une pierre.
— Ce n’est ni Eléonore ni Saint-Hilaire qui a tiré, mais…
— Par exemple ! fit soudain la voix du jardinier.
Maigret sourit avec orgueil, alla lever le store.
— Donnez ! dit-il en tendant la main.
— Si je me serais attendu à la trouver ici…
— Donnez !
C’était la clé, une énorme clé, d’un modèle qu’on chercherait en vain ailleurs que chez les antiquaires. Comme la serrure, elle était rouillée et portait quelques éraflures.
— Tu n’as qu’à dire à ton maître que tu me l’as remise… Va !…
— C’est que…
— Va !…
Et Maigret fit tomber le store, jeta la clé sur la table.
— On pourrait croire que, votre oreille à part, c’est une journée magnifique, pas vrai, Moers ?… M. Jacob !… La clé… Les deux coups de feu, et tout le reste ! Eh bien !…
— Un télégramme ! annonça M. Tardivon.
— Qu’est-ce que je vous disais, vieux ? acheva le commissaire après y avoir jeté un coup d’œil. Au lieu d’avancer, on recule. Ecoutez ça :
Atrois heures, Henry Gallet était chez sa mère, à Saint-Fargeau. Y est encore à six heures.
— Alors ?…
— Alors rien ! Il ne reste plus que M. Jacob pour avoir tiré sur vous et, jusqu’ici, M. Jacob est à peu près aussi inconsistant qu’une bulle de savon.
VIII
M. Jacob
— Attends un moment, Aurore ! Ce n’est pas la peine de te montrer dans un pareil état…
Et une voix brouillée de répondre :
— Je n’y peux rien, Françoise… Cette visite me fait penser à l’autre, que j’ai reçue il y a huit jours… Et à ce voyage… Tu ne comprends pas…
— Ce que je ne comprends pas, c’est que tu aies le courage de pleurer un homme pareil, qui t’a déshonorée, qui t’a menti toute sa vie et dont la seule bonne action a été de contracter une assurance…
— Tais-toi !…
— Et encore ! Il te réduisait à une vie presque misérable, en jurant qu’il ne gagnait que deux mille francs par mois. L’assurance prouve qu’il en gagnait au moins le double et qu’il te le cachait. Qui sait, dès lors, s’il n’en gagnait pas davantage encore ? A mon avis, vois-tu, cet homme-là avait deux ménages, une maîtresse et peut-être des enfants quelque part…
— De grâce, Françoise !
Maigret était seul dans le petit salon de Saint-Fargeau où la servante l’avait introduit, oubliant de refermer la porte, Et deux voix de femmes lui parvenaient de la salle à manger, dont l’huis, donnant sur le même corridor, était entrouvert également.
Les meubles et les moindres objets avaient repris leur place et le commissaire ne pouvait regarder la grande table de chêne sans penser que quelques jours auparavant, recouverte d’un drap noir, elle supportait un cercueil et des cierges.
L’atmosphère était grise, le temps était lourd. Un orage avait éclaté pendant la nuit, mais on sentait que le ciel n’était pas vidé.
— Pourquoi me taire ? Est-ce que tu crois que cela ne me regarde pas ? Je suis ta sœur. Jacques est sur le point d’obtenir une grosse situation politique. Suppose que les gens du pays apprennent que son beau-frère était un escroc ?…
— Alors, pourquoi es-tu venue ? Tu es bien restée vingt ans sans…
— Sans te voir, parce que je ne voulais pas le voir, lui ! Quand tu as voulu te marier, je ne t’ai pas caché mon opinion, Jacques non plus !… Lorsqu’on s’appelle Aurore Préjean, qu’on a un beau-frère qui dirige une des plus importantes tanneries des Vosges et un autre qui sera un jour chef de cabinet d’un ministre, on n’épouse pas un Emile Gallet !… Rien que le nom, tiens !… Voyageur de commerce !…
» Je me demande comment notre père a pu donner son consentement… Ou plutôt, entre nous, je devine ce qui s’est passé… Dans les derniers temps, père ne voyait qu’une chose : faire paraître son journal coûte que coûte… Gallet avait un peu d’argent… On l’a décidé à le mettre dans l’affaire du Soleil…
» Ose dire que ce n’est pas vrai ! Mais que toi, ma sœur, qui as reçu la même éducation que moi et qui ressembles à maman, tu aies choisi cet être nul…
» Ne me regarde pas ainsi ! Je veux seulement te faire comprendre que tu n’as pas à pleurer… Est-ce que tu as été heureuse avec lui ?… Franchement !…
— Je ne sais pas… Je ne sais plus…
— Avoue que tu avais plus d’ambition que cela !
— J’espérais toujours qu’il tenterait quelque chose… Je l’y poussais…
— Autant pousser un caillou ! Et tu t’es résignée !… Tu ne savais même pas que tu ne serais pas dans la misère le jour de sa mort… Car, sans l’assurance…
— Il y a pensé, lui ! dit lentement Mme Gallet.
— Il n’aurait plus manqué que cela !… A t’écouter, je finirais par croire que tu l’aimais…
— Tais-toi… Le commissaire pourrait nous entendre… Il faut que je le reçoive…
— Comment est-il ?… Je t’accompagne car, dans l’état où tu es, cela vaut mieux… Mais je t’en prie, Aurore, n’aie pas cet air abattu !… Le commissaire se figurerait que tu étais son complice, que tu es triste, que tu as peur…
Maigret eut juste le temps de faire un pas en arrière. Les deux femmes entraient par la porte de communication, pas tout à fait telles, pourtant, qu’à travers la conversation qu’il venait de surprendre il les avait imaginées.
Mme Gallet était presque aussi distante que lors de leur première entrevue. Quant à sa sœur, plus jeune de deux ou trois ans, les cheveux oxygénés, le visage fardé, elle donnait l’impression d’avoir à la fois plus de nerf et de prétention.
— Vous avez du nouveau, commissaire ? questionna la veuve avec lassitude. Asseyez-vous, je vous en prie… Je vous présente ma sœur, qui est arrivée hier d’Epinal…
— Où son mari est tanneur, je pense ?
— Propriétaire de tanneries ! rectifia Françoise d’une voix sèche.
— Madame n’était pas aux obsèques, n’est-ce pas ? Et voilà trois jours que les journaux ont annoncé que vous bénéficiez d’une assurance vie de trois cent mille francs…
Il parlait lentement, en regardant à droite et à gauche avec une balourdise apparente. Il était venu à Saint-Fargeau sans motif précis, pour renifler à nouveau l’atmosphère et remettre au point l’image du mort.
Il n’eût pas été fâché, pourtant, de rencontrer Henry Gallet.
— Je voudrais vous poser une question ! dit-il sans se tourner vers les deux femmes. Votre mari devait savoir que votre mariage avec lui vous mettait au ban de votre famille…
Ce fut Françoise qui répondit.
— C’est faux, commissaire ! Les premiers temps, nous l’avons accueilli. Plusieurs fois même, mon mari lui a conseillé de chercher une autre situation, lui a proposé de l’aider… Ce n’est que quand nous avons vu qu’il resterait toute sa vie un être subalterne, incapable d’effort, que nous l’avons évité… Il nous aurait fait du tort…
— Et vous, madame ? dit doucement Maigret en se tournant vers Mme Gallet. Vous l’avez poussé à changer de profession ? Vous lui avez fait des reproches ?
— Il me semble que ceci appartient au domaine de la vie privée ! Etait-ce mon droit ?
A l’entendre tout à l’heure à travers la porte, Maigret avait pu se figurer une femme que la douleur rendait plus humaine et qui avait abandonné cette dignité méprisante qu’il retrouvait ni plus ni moins vivace qu’au premier jour.
— Votre fils s’entendait-il avec son père ?
La sœur intervint encore.
— Henry, lui, arrivera à quelque chose ! C’est un Préjean, bien que physiquement il ressemble à son père ! Et il a bien fait en fuyant cette atmosphère quand il en a eu l’âge… Dès ce matin, il a repris son travail, malgré sa crise hépatique de la nuit dernière.
Maigret regardait la table, essayait de situer Emile Gallet à une place quelconque de ce salon, mais il n’y parvenait pas, peut-être parce que les habitants de la villa n’y mettaient les pieds que quand ils recevaient quelqu’un.
— Vous aviez une communication à me faire, commissaire ?
— Non !… Je vous laisse, mesdames, en m’excusant de vous avoir dérangées… Pourtant… Oui, une question : avez-vous une photo représentant votre mari en Indochine ?… Car il y a vécu avant son mariage, je crois ?
— Je n’ai pas de photographie… Mon mari ne parlait presque jamais de cette période de sa vie…
— Savez-vous quelles études il avait faites ?
— Il était très instruit… Je me souviens qu’avec mon père il discutait souvent des auteurs latins…
— Mais vous ignorez dans quel lycée il a passé sa jeunesse ?
— Tout ce que je sais, c’est qu’il était originaire de Nantes…
— Je vous remercie ! Et je vous demande pardon, une fois de plus…
Il chercha son chapeau, gagna le corridor à reculons, sans pouvoir définir l’angoisse imprécise qu’il ressentait chaque fois qu’il mettait les pieds dans la maison.
— J’espère que mon nom ne sera pas donné en pâture aux journaux, commissaire !… prononça Françoise sur un ton qui ne manquait pas d’impertinence. Vous savez peut-être que mon mari est conseiller général… Il a beaucoup d’influence dans les milieux gouvernementaux et, comme vous êtes fonctionnaire…
Il n’eut pas le courage de répliquer. Il se contenta de la regarder au milieu du front, puis de saluer en soupirant.
Comme il traversait le jardin minuscule, escorté par la servante aux yeux bigles, il balbutia, rêveur :
— Mon pauvre Gallet !…
Il ne fit que passer au quai des Orfèvres pour prendre son courrier, qui ne contenait rien concernant l’affaire. En sortant, il se dirigea à tout hasard vers le magasin de l’armurier qui avait examiné la balle retirée du crâne du mort ainsi que les deux balles dont Moers avait été la cible.
— Vous avez terminé l’expertise ?
— A l’instant, oui ! J’allais rédiger le rapport ! Les trois balles ont été tirées avec la même arme, cela ne fait aucun doute ! Un revolver automatique de précision, de modèle courant, sortant sans doute de la fabrique nationale de Herstal.
Maigret était morne. Il serra la main de l’armurier, monta dans un taxi.
— Rue Clignancourt…
— Quel numéro ?
— Déposez-moi à un des bouts de la rue, n’importe lequel !
Et, chemin faisant, il s’efforçait de chasser le souvenir gluant de la villa de Saint-Fargeau, d’échapper à la hantise de la conversation des deux sœurs pour n’examiner que les données positives du problème.
Mais, dès qu’il avait enchaîné quelques idées simples, il revoyait cette Françoise, dont le mari était conseiller général – elle n’avait pas omis de le dire, non ! – et qui était accourue aux Marguerites lorsqu’elle avait appris que Mme Gallet était riche de trois cent mille francs.
— Il faisait du tort à la famille…
Et, dans les débuts du mariage, on avait bousculé Emile Gallet, pour bien lui mettre dans la tête qu’il avait à faire honneur aux Préjean, comme les autres gendres !
Un représentant en articles pour cadeaux !…
— Et il a eu le courage de signer cette assurance vie, de payer la prime cinq années durant ! s’extasiait Maigret, troublé, attiré et rebuté à la fois par la physionomie complexe de son mort. Est-ce qu’il aimait donc sa femme, qui avait dû lui reprocher plus d’une fois, elle aussi, l’humilité de sa condition ?
Drôle de ménage ! Drôles de vies ! Un instant Maigret n’avait-il pas senti, malgré tout, une réelle affection chez Mme Gallet ?
A travers la porte, soit ! Quand elle avait été devant lui, c’était fini ! Elle était redevenue la petite-bourgeoise désagréable et prétentieuse qui l’avait accueilli la première fois, et qui était bien la sœur de Françoise.
Et ce Henry qui, en premier communiant, avait déjà une tête de travers, un regard réfléchi et soupçonneux et qui, à vingt-deux ans, n’épousait pas Eléonore par crainte de perdre la rente qu’elle pourrait toucher de son premier mari ! Il avait eu une crise hépatique et il n’en avait pas moins repris son travail !
Il se mit à pleuvoir. Le chauffeur rangea sa voiture au bord du trottoir pour relever la capote.
— Les trois balles sortent du même revolver. D’où il semble découler qu’elles ont été tirées par le même homme ! Or, ni Henry, ni Eléonore, ni Saint-Hilaire n’ont pu tirer les deux derniers coups de feu !
» Un vagabond non plus ! Un vagabond ne tue pas pour tuer. Il vole.
Et rien n’avait été volé.
Le piétinement de l’enquête, qui tournait en rond autour de la figure terne et mélancolique du mort, devenait écœurant et ce fut d’un air bourru que Maigret entra dans la première loge de concierge de la rue Clignancourt.
— Vous connaissez un M. Jacob ?
— Qu’est-ce qu’il fait ?
— Je ne sais pas ! En tout cas, il reçoit des lettres à ce nom-là…
La pluie tombait toujours, fluide, abondante, mais le commissaire s’en félicitait plutôt, parce que, dans cette atmosphère, la rue populeuse, aux boutiques étroites, aux maisons pauvres, s’harmonisait davantage avec son état d’esprit.
Ces pérégrinations de maison en maison auraient pu être confiées à un sous-ordre quelconque, mais Maigret répugnait, il n’eût pu dire lui-même pourquoi, à mêler un collègue à cette affaire.
— M. Jacob ?
— Ce n’est pas ici… Voyez donc à côté, où il y a des juifs…
Il avait entrouvert cent loges ou passé la tête à travers des guichets vitrés, questionné cent concierges, quand une grosse femme aux cheveux filasse le regarda d’un air soupçonneux.
— Qu’est-ce que vous lui voulez, à M. Jacob ?… Vous êtes de la police, pas vrai ?
— Brigade mobile, oui ! Il est chez lui ?
— Vous ne voudriez pas qu’il y soit à cette heure-ci !