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Simenon, Georges - Lécluse n°1

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Une heure plus tard, Maigret apprenait, au café du quai, que Gassin n’était pas rentré chez lui non plus, mais qu’il avait pris une chambre chez Catherine, au-dessus du bal.


VIII

C’était un dimanche comme on n’en a que dans ses souvenirs d’enfant, tout pimpant, tout neuf depuis le ciel d’un bleu de pervenche jusqu’à l’eau qui reflétait les maisons en les étirant. Les taxis eux-mêmes étaient plus rouges ou plus verts que les autres jours, et les rues vides et sonores s’amusaient à se renvoyer les moindres sons.

Maigret fit arrêter sa voiture un peu avant l’écluse de Charenton, et Lucas, qu’il avait chargé de surveiller Gassin, sortit du bistrot et vint à sa rencontre.

— Il n’a pas bougé. Hier au soir, il a bu avec la femme du bal, mais il n’est pas sorti de la bicoque. Peut-être dort-il encore.

Comme les rues, le pont des péniches était désert. Seul un petit garçon, assis sur un gouvernail, mettait ses chaussettes du dimanche. Et Lucas poursuivait en désignant la Toison-d’Or :

— Hier, la folle était nerveuse. Quatre ou cinq fois elle a jailli de l’écoutille, et une fois elle a couru jusqu’au café du coin. Des mariniers l’ont remarquée et sont allés trouver le vieux, mais il n’a pas voulu rentrer. À la suite de l’enterrement, et de tout, cela a créé comme une gêne. Jusqu’à minuit, on voyait sans cesse des gens sur les bateaux, et tous regardaient par ici. Il faut vous dire aussi que le bal s’est remis à fonctionner. On entend la musique de l’écluse. Les mariniers étaient encore endimanchés. Bref, la folle a dû finir par s’endormir, mais ce matin il faisait à peine jour qu’elle errait dans les environs, pieds nus, inquiète comme une mère chatte. En passant, elle a réveillé les habitants de trois ou quatre péniches, si bien qu’il y a deux heures vous auriez pu voir des couples en chemise à toutes les écoutilles. Malgré tout, personne ne lui a dit où était le vieux. Je crois que ça valait mieux. Une femme l’a ramenée à bord de la Toison-d’Or, et maintenant elles y sont toutes les deux à fricoter leur petit déjeuner. Tenez, on voit de la fumée sortir du tuyau de poêle.

La fumée montait, toute droite, de la plupart des bateaux, où l’on s’habillait dans une chaude odeur de café.

— Continue à le surveiller, dit Maigret.

Au lieu de remonter aussitôt dans son taxi, il entra dans la salle de bal, dont la porte était ouverte. La femme éparpillait des gouttelettes d’eau sur le plancher avant de le balayer.

— Il est là-haut ? demanda le commissaire.

— Je crois qu’il vient de se lever, car j’entends des pas.

Maigret monta quelques marches et écouta. Quelqu’un allait et venait, en effet. Une porte s’ouvrit et Gassin montra son visage couvert de savon, haussa les épaules et rentra chez lui.


La maison de campagne de Ducrau, à Samois, séparée de la Seine par le chemin de halage, était une grande construction à trois ailes précédée d’une cour d’honneur. Quand le taxi s’arrêta, Ducrau attendait près de la grille, vêtu de bleu marine comme d’habitude, une casquette neuve sur la tête.

— Vous pouvez renvoyer la voiture, dit-il à Maigret. La mienne vous reconduira.

Et il attendit que le commissaire eût payé. Avec un soin inattendu, il ferma lui-même la grille, mit la clé dans sa poche et appela le chauffeur qui, au fond de la cour, lavait au jet une auto grise.

— Edgar ! Tu ne laisseras entrer personne, et si tu vois quelqu’un rôder autour de la maison, viens me prévenir.

Après quoi il regarda gravement Maigret et questionna :

— Où est-il ?

— Il s’habille.

— Et Aline ? Elle ne s’est pas affolée ?

— Elle l’a cherché. Maintenant, une voisine est avec elle à bord.

— Voulez-vous casser la croûte ? On ne déjeunera pas avant une heure.

— Merci.

— Un verre de quelque chose ?

— Pas maintenant.

Ducrau restait dans la cour, à regarder les bâtiments, et il désigna une fenêtre du bout de sa canne.

— La vieille n’est pas encore habillée. Quant au jeune ménage, vous l’entendez se chamailler.

En effet, des voix se répondaient assez vivement dans une chambre du premier étage dont les fenêtres étaient ouvertes.

— Le potager est derrière, ainsi que les anciennes écuries. La maison de gauche appartient à un grand éditeur, et celle de droite est habitée par des Anglais.

Des maisons de campagne et des villas, il y en avait tout alentour, entre la Seine et la forêt de Fontainebleau. Maigret distinguait le bruit mat des balles dans un tennis voisin. Les jardins se touchaient. Une vieille dame en blanc, au bord d’une pelouse, était étendue dans un rocking-chair.

— Vous ne voulez vraiment rien boire ?

Ducrau paraissait dérouté, comme s’il se fût demandé ce qu’il allait faire de son hôte. Il ne s’était pas rasé. Ses paupières étaient lasses.

— Voilà ! c’est ici que nous passons le dimanche.

Et le ton était le même que s’il eût soupiré : « Imaginez si la vie peut être lamentable ! »

Autour des deux hommes, tout était calme, avec des contrastes d’ombre et de lumière, des murs blancs, des rosiers grimpants, et du gravier rond par terre. La Seine coulait doucement, sillonnée de petits bateaux, et des gens passaient à cheval sur le chemin de halage.

Ducrau se dirigea vers le potager, tout en bourrant une pipe, désigna un paon qui pataugeait dans un carré de salades et grommela :

— Une idée de ma fille, qui est persuadée que ça fait riche. Elle voulait des cygnes aussi, mais il n’y a pas d’eau !

Il pensait si peu à ce qu’il disait qu’il articula soudain en regardant Maigret dans les yeux :

— Et vous, vous n’avez pas changé d’idée ?

Ce n’était pas une question qu’il posait en l’air. Elle était prête depuis longtemps, sans doute depuis la veille, et il n’avait qu’elle dans la tête. Il y attachait une telle importance qu’il en était tout assombri.

Maigret fumait et regardait la fumée monter dans l’air transparent.

— Je quitte la police mercredi.

— Je sais.

Ils se comprenaient très bien, sans vouloir en avoir l’air. Ducrau n’avait pas fermé la grille par hasard, et ce n’était pas davantage par hasard qu’il arpentait le potager désert.

— Ça ne vous suffit pas ? dit le commissaire si bas, avec un tel détachement, qu’on pouvait se demander s’il avait vraiment parlé.

Ducrau s’arrêta net et fixa longuement une cloche à melon. Quand il releva la tête, son expression avait changé. Tout à l’heure, il n’avait pas de masque. C’était un homme embêté, hésitant, inquiet.

Mais c’était fini. Les traits s’étaient durcis. Il y avait sur les lèvres un méchant sourire. Il ne regarda pas son compagnon, mais le décor autour de lui, le ciel, les fenêtres de la grande maison blanche.

— On va me voir, n’est-ce pas ?

Et son regard atteignait enfin Maigret en plein visage. C’était le regard d’un homme qui se force à l’optimisme et qui, peu sûr de lui, essaie de menacer.

— Parlons d’autre chose. Si on allait quand même boire un verre ? Savez-vous ce qui m’étonne ? C’est que votre enquête n’ait pas du tout porté sur Decharme, ni sur ma maîtresse, ni…

— Je croyais que vous vouliez parler d’autre chose ?

Mais Ducrau, bon enfant, de poursuivre en touchant l’épaule de Maigret :

— Un instant ! Jouons franc jeu et dites-moi d’abord qui vous soupçonnez d’être coupable.

— Coupable de quoi ?

Ils souriaient tous les deux. De loin, on eût pu croire qu’ils plaisantaient sur un sujet anodin.

— De tout.

— Et s’il y avait un coupable pour chaque chose ?

Ducrau fronça les sourcils : la réponse lui déplaisait. Il poussa une porte, celle de la cuisine où sa femme, en peignoir, donnait des instructions à une souillon. Elle s’affola d’être surprise non coiffée, balbutia des excuses, la main sur son chignon, pendant que son mari grognait :

— Ça va ! Le commissaire s’en fout ! Mélie, il faudrait aller nous chercher à la cave une bouteille de… de quoi ?… Champagne ? Non ? Alors, nous trouverons des apéritifs dans le salon.

Il referma la porte brutalement et, dans le salon, remua des bouteilles qui encombraient l’appui d’une fenêtre.

— Pernod ? Gentiane ? Vous avez vu ? Et sa fille est encore pire ! Si elle n’était pas en deuil, elle arriverait tout à l’heure avec une robe de soie rose ou verte, un sourire endimanché et des airs sucrés.

Il remplit deux verres, poussa un fauteuil vers le commissaire.

— Je suis tranquille que les voisins rigolent de nous, surtout quand, comme on le fera tantôt, nous mangerons sur la terrasse !

Son regard lent allait d’un objet à l’autre. Le salon était riche, et il y avait un énorme piano à queue.

— À votre santé ! Quand j’ai voulu acheter mon premier remorqueur, il me fallait des facilités de paiement, bien entendu. Il y avait douze traites que la banque acceptait à condition que j’apporte un aval. J’ai demandé celui de mon beau-père. Eh bien ! il a refusé, sous prétexte qu’il n’avait pas le droit de mettre sa famille sur la paille ! Maintenant, c’est moi qui entretiens la vieille.

On sentait que cette rancune-là était si profondément ancrée en lui qu’il avait mal rien que d’en parler. Il cherchait un autre sujet de conversation, et il attira une boîte de cigares.

— Vous en voulez un ? Si vous préférez votre pipe, ne vous gênez pas.

En même temps, il froissait le napperon brodé qui se trouvait sur la table.

— Voilà à quoi elles passent leur temps ! Quant à l’imbécile d’officier, il fait les concours d’échecs qu’on trouve à la dernière page des journaux !

Il pensait à autre chose, et Maigret, qui commençait à le connaître, souriait maintenant quand les yeux de Ducrau restaient étrangers à ses paroles.

Ses yeux ? Ils épiaient sans cesse le commissaire. Ils essayaient encore de le juger. Ils se demandaient à chaque instant si le premier jugement était juste, et ils se demandaient surtout quel pouvait être le point faible.

— Qu’avez-vous fait de votre maîtresse ?

— Je lui ai dit de débarrasser le plancher et je ne sais même pas où elle est allée. Par contre, elle a eu le bon goût de suivre l’enterrement, en grand deuil, avec sa figure enfarinée de putain sur le retour !

Il se rongeait. Tout le hérissait. Il en arrivait, eût-on dit, à haïr les objets eux-mêmes, comme ce napperon qu’il tripotait toujours.

— Au Maxim, elle était charmante, et gaie. Elle représentait quelque chose, quoi, quelque chose d’autre que ma femme et ses pareilles ! Je la mets dans ses meubles et la voilà qui engraisse, s’ingénie à faire son linge elle-même et à cuisiner comme une concierge.

Il y avait longtemps que Maigret avait compris ce drame burlesque qui empoisonnait l’existence de Ducrau. Il était parti de zéro. Il gagnait de l’argent à la pelle. Il traitait des affaires avec de gros bourgeois dont il entrevoyait l’existence. Or, les siens restaient à la traîne. Sa femme, à Samois, avait les mêmes gestes, les mêmes habitudes que quand elle faisait la lessive à l’arrière du remorqueur, et sa fille n’était qu’une caricature de petite bourgeoise.

Ducrau en souffrait comme d’une injure personnelle et il sentait parfaitement que ses voisins ne le prenaient pas au sérieux en dépit de la grosse maison blanche, du chauffeur et du jardinier.

Il les regardait avec envie sur leur pelouse ou sur leur terrasse. Il enrageait, et, par protestation, il crachait par terre, enfonçait ses mains dans ses poches et hurlait des gros mots.

Quand il entendit des pas dans l’escalier, il soupira en faisant un clin d’œil :

— Les autres, maintenant !

C’étaient sa fille et son gendre, en noir, en grande tenue, bien peignés, qui s’inclinaient avec la discrétion douloureuse des gens qu’un grand malheur vient de frapper.

— Enchanté, monsieur. Notre père nous a souvent parlé de vous et…

— Ça va ! Buvez plutôt quelque chose !

Sa hargne croissait en leur présence. Debout à la fenêtre, il regardait la grille qui se découpait sur la Seine.

— Vous nous excusez, monsieur le commissaire ?

Le gendre était blond, correct et résigné.

— Un doigt de porto ? demanda-t-il à sa femme.

— Qu’est-ce que vous avez pris, monsieur le commissaire ?

Et Ducrau, à la fenêtre, tambourinait d’impatience. Peut-être cherchait-il une méchanceté à dire ? En tout cas, il se retourna soudain et grogna :

— Le commissaire me demandait des renseignements sur vous. Et comme il sait que vous avez des dettes, il me faisait remarquer que ma mort aurait tout arrangé. Quant à celle de Jean, elle double vos espérances.

— Papa !… s’écria sa fille en portant à ses yeux un mouchoir bordé de noir.

— Papa !… l’imita-t-il. Eh bien ! quoi ? Est-ce moi qui ai des dettes ? Est-ce moi qui veux aller vivre dans le Midi ?

Le couple avait l’habitude, et Decharme était assez habile : il esquissait un sourire triste, à peine dessiné, comme s’il eût considéré ces discours comme une plaisanterie ou comme l’effet d’une mauvaise humeur passagère. Il avait de jolies mains, blanches et longues, qu’il caressait en jouant avec l’alliance de platine.

— Vous ai-je dit qu’ils attendent un enfant ?

Berthe Decharme se cachait le visage. C’était pénible. Ducrau le savait bien, mais il le faisait exprès. Le chauffeur traversa la cour, se dirigea vers le perron, et l’armateur ouvrit la fenêtre pour l’appeler.

— Qu’est-ce qu’il y a ?…

— Monsieur m’a dit…

— Oui ! Ensuite ?

Le chauffeur, désarçonné, désignait un bonhomme qui s’était assis dans l’herbe, au-delà de la grille, et qui tirait un morceau de pain de sa poche.

— Imbécile !

La fenêtre fut refermée. On voyait la servante, qui avait mis un tablier blanc, dresser la table sur la terrasse ombragée par un parasol rouge.

— Est-ce que tu sais seulement ce qu’il y a à dîner ?

Sa fille en profita pour sortir tandis que Decharme feignait de parcourir les partitions de piano.

— Vous jouez ? lui demanda Maigret.

Ce fut Ducrau qui répondit :

— Lui ? Jamais de la vie ! Il n’y a personne ici qui joue ! Le piano, c’est du chiqué, comme le reste !

Et bien qu’il fît plutôt frais dans la pièce, il avait le front en sueur.


Les voisins de gauche jouaient toujours au tennis, et un valet en livrée leur apportait des rafraîchissements à l’heure où les Ducrau déjeunaient sur leur terrasse. Le parasol ne tamisait pas assez le soleil, et la robe de soie noire de Berthe Ducrau avait des demi-cercles mouillés sous les bras. Quant à Ducrau, il était tellement tendu que cela fatiguait de le voir. Tout ce qu’il disait, tout ce qu’il faisait était pénible.

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